Les services des urgences ont une réputation peu reluisante. On les assimule à des mouroirs. Les malades les stigmatisent et crient à la révolte. Le professeur Guenane et le docteur Bouayad nous parlent de la spécialité d'urgentiste, l'organisation de ses services et leurs défaillances. Soirmagazine : Docteur Bouayad, pouvez-vous, en quelques phrases, présenter le service des urgences dans lequel vous travaillez et nous définir le métier d'urgentiste ? Dr Bouayad : Le service des urgences dans lequel je travaille est situé à l'EPH de Bouira, en plein centre de la nouvelle ville. Je suis médecin principal d'une équipe constituée de seize médecins et d'une cinquantaine d'infirmiers, aides-soignants et brancardiers. Nous travaillons par équipes : trois équipes qui se relayent pour assurer le service de jour ou la garde de nuit. Un médecin urgentiste peut faire près de cinquante heures de travail par semaine. Le service des urgences représente réellement la vitrine de l'hôpital, c'est là que se noue le premier contact avec l'ensemble des patients de l'hôpital, et c'est aux urgences qu'on oriente chaque cas vers le service qui lui convient. Pour ce qui est du métier de médecin des urgences, je dirais que c'est un domaine plein d'humanité et d'amour de son prochain car, malgré les difficultés et les risques auxquels nous pouvons être confrontés, notre travail consiste en premier lieu à porter secours à autrui et à sauver des vies. Aux urgences, nous, médecins, sommes confrontés à tous types de pathologies que nous traitons dans l'urgence et sous une pression continue ; certaines interventions doivent se faire le plus rapidement possible car la vie du patient en dépend, on n'a donc pas droit à l'erreur ou à la temporisation. C'est un métier qui constitue à mes yeux l'essence même de la médecine. En tant que médecin, comment êtes-vous venu aux urgences ? Avez-vous choisi ce domaine ou y êtes-vous arrivé par hasard ? Personnellement, j'ai délibérément choisi de travailler aux urgences. Après avoir achevé mes études, je me suis littéralement installé dans ce service. Malgré le fait que cela soit un service plein de contraintes liées aux horaires fous, au travail parfois harassant dans lequel on enchaîne les heures debout et à courir dans tous les sens, j'apprécie plus que tout d'avoir à soigner des cas «urgents» et «vitaux». Je sais que, chaque jour que Dieu fait, je contribue à sauver des vies, et ce sentiment de satisfaction et d'avoir bien fait se concrétise encore plus lorsque je croise, une fois hors de ma blouse de médecin, un patient qui me regarde avec reconnaissance et gratitude. Par ailleurs, en tant que praticien, travailler dans les urgences présente un grand avantage dans l'acquisition d'une expérience aux multiples facettes. Comme je l'ai dit auparavant, on est face à de nombreuses pathologies et donc on acquiert une expérience plus riche que celle qu'on pourrait avoir en cabinet. Estimez-vous que les jeunes étudiants en médecine ou les médecins fraîchement diplômés choisissent ce service délibérément ou, au contraire, le fuient ? D'après mon expérience personnelle et ce que j'ai pu constater tout au long de ma carrière, je peux vous dire que les jeunes médecins ne sont pas aussi hostiles à l'égard de cette spécialité, en parlant de la médecine des urgences. Ce qu'il y a, c'est que dans ce domaine, hommes et femmes ne sont pas égaux. Je m'explique : alors que les hommes apprécient de pratiquer la médecine des urgences et cela pour les raisons que j'ai déjà citées, notamment la polyvalence et le contact direct avec toutes sortes de pathologies et de patients, ce qui donne toute sa valeur à ce noble métier, les femmes, elles, ne sont pas aussi séduites par ce service, un état de fait que j'explique par les nombreuses contraintes liées aux horaires de travail. Travailler jusqu'à des heures tardives ou assurer les gardes de nuit dans l'enceinte d'établissements publics ne rassure pas tellement les femmes médecins et leurs familles. De ce fait, elles sont moins nombreuses à se lancer dans ce créneau où tout se fait dans des conditions parfois extrêmes et sans grande sécurité. Depuis quelques années déjà, le grand public s'est familiarisé avec les coulisses des urgences à travers les séries télévisées. pour vous, ces feuilletons reflètent-ils la réalité ? Je connais en effet ce genre de séries télévisées dont je dirais que c'est juste du cinéma, des histoires imaginaires sans grand rapport avec la réalité. Je dis cela car sur le terrain, on n'a presque jamais le temps de respirer ou de vivre des histoires ou des romances du genre qu'on voit dans ces séries. Il y a aussi les moyens matériels, je pense sincèrement que même aux Etats-Unis, les urgences sont un service de premiers soins où les patients se bousculent et le personnel soignant n'a pas d'autre loisir que de les prendre en charge dans la précipitation et la simplicité. Aussi, aux urgences, on est loin du confort et de la facilité que ces films véhiculent. En Algérie comme ailleurs, les urgences sont un service «porte», ce qui veut dire que n'importe quelle personne peut s'y présenter et demander qu'on lui administre des soins, elle n'a pas besoin de prendre rendez-vous, donc on se retrouve souvent submergés et l'on doit prendre en charge dans l'urgence, et donc, souvent, sans grands ménagements ni égards particuliers. Pouvez-vous, pour finir, nous donner les cas les plus fréquents des urgences et nous relater des cas insolites que vous avez eu à traiter ? Les accidents de la route sont les plus nombreux mais aussi les plus critiques et impressionnants pour qui travaille aux urgences ; des cas lourds et vitaux qu'il faut prendre en charge de toute urgence. Les accidents cardiovasculaires arrivent en deuxième position. Un nouveau phénomène, alarmant et regrettable, que l'on reçoit de plus en plus aux urgences, ce sont les tentatives de suicide, majoritairement féminines, avec des jeunes filles ou des jeunes femmes qui tentent de se donner la mort pour des raisons parfois invraisemblables comme des échecs scolaires ou sentimentaux. Je voudrais aussi dénoncer un autre phénomène, celui des enfants en bas âge qui s'empoisonnent à cause de produits ménagers, souvent très toxiques, que leurs parents laissent à portée de main. Nous recevons ainsi des bébés présentant de graves brûlures de l'œsophage et qui en garderont des séquelles à vie. Pour ce qui est des cas insolites, j'ai eu à traiter le cas d'un détenu qui avait ingurgité des clous et un briquet, ou encore cet homme qui s'est fait charger par le mouton du sacrifice de l'Aïd et que l'on a dû opérer. J'ai aussi été touché par le cas d'une vieille dame, âgée de 106 ans, qui devait subir une amputation des deux jambes et qu'on craignait qu'elle ne survive pas à l'opération, les personnes âgées ne supportant généralement pas l'anesthésie, mais elle a survécu et vit toujours, je la vois parfois et je me sens vraiment content d'avoir contribué à la garder en vie pour ses enfants et ses arrière-petits-enfants.