Istanbul, Hassane Zerrouky Confronté depuis 13 jours à une contestation, sans précédent, le Premier ministre turc Tayyip Erdogan, qui ne savait par quel bout prendre le problème, a choisi la force. En effet, il fait face à un mouvement très disparate. Militants de partis d'extrêmegauche cohabitent avec des écologistes, des féministes, le LGBT (Lesbiennes, gays, transsexuels et bisexuels), des artistes, des cinéastes, des syndicats, une association dite «musulmans anti-capitalistes», des altermondialistes, des Kurdes, et une multitude d'associations dont les clubs de supporters football de Fenerbaçe et de son rival du Besiktas, donnent à voir un large faisceau des courants socio-politiques et idéologiques turcs opposés à sa politique. Ces jeunes, qui contestent la politique d'Erdogan, ont deux choses en commun : outre leur hostilité au gouvernement, ils n'ont pas connu la dictature militaire et le kémalisme autoritaire des gouvernements turcs d'avant 2002, année de l'arrivée au pouvoir de l'AKP (Parti de la justice et du développement issu de la mouvance islamiste). En effet, en 2002, ils étaient encore écoliers ou collégiens pour la majorité d'entre eux. Ils ont pour ainsi dire grandi sous le «règne» de l'AKP. Quant aux plus vieux, les trentenaires, la plupart d'entre eux avaient voté pour l'AKP, séduits alors par un discours prônant des réformes libérales et la libéralisation. De ce fait, il ne s'agit pas d'une jeunesse frappée par le chômage massif comme en Egypte ou en Tunisie. Avec un PIB de plus de 1 000 milliards de dollars – il a plus que triplé depuis 2002 – un taux de croissance moyen de 6%, qui fait de la Turquie la 17e économie mondiale et la sixième en Europe, membre du G-20, le gouvernement Erdogan s'est fixé pour ambition de se hisser à la 10e place de l'économie mondiale en 2023, année du centenaire de la République. Dès lors, pourquoi les jeunes, majoritairement issus des couches moyennes, dont l'avenir est assuré, et qui ne se reconnaissent dans aucun parti, se sont-ils révoltés ? «Le verre est plein», estime Ahmet Insal, professeur d'économie à Istanbul et politologue connu. Par rapport aux jeunes Egyptiens de la place Tahrir, il estime que les «motivations (des jeunes Turcs) ne sont pas les mêmes, sauf le ras-le-bol et la colère contre l'autocrate. Qu'il soit bien ou mal élu, il (Erdogan) reste un autocrate. Les manifestants ne sont pas les chômeurs de la place Tahrir ni les jeunes totalement désœuvrés de Tunis. Ce sont plutôt des gens bien éduqués, dans de bonnes universités. Ils n'ont pas peur de l'avenir. Ils ont confiance en eux. Ceci ressemble plus à la mentalité des jeunes qui ont fait Mai 68. Cette génération ne veut pas d'un père fouettard qui s'occupe de sa vie de A à Z. C'est une demande de liberté, de démocratie et de pluralité citoyenne». Les jeunes Turcs ne demandent pas une islamisation de la société. Ils ne scandent pas «Allah ouakbar», ils sont anticapitalistes et anti-impérialistes, se revendiquent de Che Guevara et non de Ben Laden. Ce qui change tout. Raison pour laquelle les islamistes de tout poil s'inquiètent de cette situation. Raison pour laquelle Al Jazeera et el Arabyia mais aussi l'ENTV ne médiatisent pas beaucoup les manifestations des jeunes Turcs. Mais attention, excepté Taksim situé à Beyoglu, ce haut lieu branché et nocturne d'Istanbul et, à un degré moindre, le quartier huppé de Besiktas, pour l'heure, les quartiers populaires n'ont été que peu touchés. Il en est de même à Ankara où les manifestations très violentes sont le fait des kémalistes et des nationalistes. De façon générale, ce sont les enfants issus des couches moyennes qui manifestent. Et ça Erdogan le sait. Plus encore, derrière la manière autoritaire de gérer cette crise, se cache un enjeu politique : la présidentielle dans le cas d'une révision constitutionnelle qui doterait la Turquie d'une loi fondamentale ouvrant la voie à l'élection du président de la République au suffrage universel. Erdogan aspire à être le premier président de la République élu au suffrage universel. Abdullah Gûl, qui occupe aujourd'hui la fonction symbolique de chef d'Etat – la Turquie étant un régime parlementaire – est également sur les rangs. Entre les deux hommes, la compétition fait rage d'où les divergences d'approche concernant la crise actuelle, qui reste une crise de société. Un mot encore : on a bien tort de juger la Turquie de loin, à partir de notre expérience de l'islamisme en Algérie. La Turquie n'est pas prête à devenir un Etat islamique. Cela – je l'ai déjà écrit – les islamistes maghrébins qui instrumentalisent le modèle turc à des fins de pouvoir le savent.