Emmitouflé dans sa parka, l'oncle Moh, dit le shérif, s'en va rabattre ses moutons et repérer ses vaches qui paissent librement dans la nature, presque toute l'année. Si l'oncle Moh arrive à tenir encore le coup, c'est grâce à ses bêtes et à cet élevage. L'agriculture à Merkalla, ce village de mille habitants haut perché sur le flanc sud du Djurdjura, ne nourrit presque plus son homme. Les oliviers sont presque stériles. Même les gens d'en bas, ceux de la plaine, n'ont pas pu récolter suffisamment de foin. Quant aux sangliers qui, il y a deux décennies, se faisaient rares dans le coin, aujourd'hui, ils pullulent et saccagent tout la nuit. «A moins d'une clôture assez chère pour nos bourses, rien n'arrête ce ravageur. Ah ! si on nous rendait nos fusils de chasse», soupire- t-il. Il suit avec intérêt depuis quelque temps les mouvements des nuages qui glissent à l'est vers la vallée de la Soummam. Après avoir réajusté sa chéchia noire et calé une pincée de tabac à chiquer sous sa lèvre surmontée d'une grosse moustache, le shérif évoque avec nostalgie les saints protecteurs du Djurdjura qu'on ne visite plus. L'emkam Rabain Ouali situé juste derrière le sommet dit «Dent du Lion», près d'un alpage et d'un plateau calcaire truffé de gouffres, rassemblait l'été des vagues entiers de zouar (visiteurs) de différents villages des wilayas de Tizi Ouzou et de Bouira. On y passait en famille des nuits entières, dans une ambiance de fête avec offrandes de bœufs et de couscous sur l'échine de cette immense muraille de Haïzer qui culmine à plus de 2000 m. Munis de leur socle de labour en fer (thaghoursa), les paysans l'enfouissaient pour un instant sous le m'kem et sollicitaient les saints pour de meilleures récoltes. Les aînés sont eux aussi un peu tristes de ne pouvoir communiquer et perpétuer ces traditions aux jeunes qui d'ailleurs ont la tête en l'air. Rassemblés près de l'école, les habitants, tous âges, confondus et pour la plupart chômeurs viennent de déposer leurs cuillères après avoir avalé les dernières bouchées d'un couscous qu'une femme venait de leur offrir en guise de waâda. Les préoccupations essentielles ne tardent pas à être mises en avant lorsque le groupe trouve une oreille attentive. Et l'heure n'est pas à l'optimisme. «Ce dont on a besoin, nous arrive de la ville. On se demande ce que l'on fait encore ici», dira le neveu de l'oncle Moh. Chacun est conscient qu'au fond, il s'agit de se prendre en charge culturellement et socialement, mais cela paraît difficile. «Si on était tous au même niveau social ou presque comme nos ancêtres, on aurait pu comme eux s'armer de la vertu de la qanaâ contentement) pour faire face à ces temps durs. Mais dans les conditions présentes, je ne vois pas comment on pourra abandonner notre quote-part du tribut payé pour l'indépendance nationale, notre quote-part de vie descente », résumera Moussa, un ancien routier. Un peu à l'écart du village, vivote encore Amer, son doyen. Pour y arriver, il faut d'abord emprunter un chemin de traverse à la roche feuilletée, bordé d'arbres et de buissons qui débouche au-delà d'un cimetière sur un pont mythique sous lequel coule une rivière. Les sentiers, il n'y a que ça. Ils traversent les pâtés de maisons en tous sens. L'odeur du bois emplit l'air pur qu'on respire à pleins poumons. Justement, d'une petite forêt, quatre fillettes — dont la plus petite ne dépasse pas les quatre ans — coupent ou ramassent le bois sec. La plus âgée a déjà ficelé son fagot et s'apprête à l'endosser. Tout en appuyant par moments son corps grand et fort sur sa canne fétiche, Moussa révèle à chaque passage la dense histoire des hommes et de la nature. Il suffit de le questionner. Cet héritage demeure pour le moment oral. Les étroits sentiers empruntés s'avèrent être des lits de rigoles disparus depuis les années 1980. Tout a commencé lorsqu'on a confisqué au village son importante source Aghbalou, que couve la montagne Lalla Zimra. Des généreux jardins qu'on devine sans peine, il n'en reste que des traces. Le nouveau partage des eaux n'a finalement pas réussi à cette terre. Le modernisme non plus n'a pas eu le temps d'être digérée. L'équilibre ou l'harmonie entre le passé et le présent n'a pu se faire. Ainsi, la pierre de taille des nombreux akhem en ruines n'est pas recyclée. On lui préfère le parpaing qui se dresse entre les grands arbres. «Amer n'est pas à la maison», dira sa charmante jeune femme entourée de ses trois enfants en bas âge. On le trouvera dans la placette en train de discutailler avec ses amis. Le poids de son âge très avancé ne l'incommode pas à parcourir allégrement un sentier pentu et endommagé. De petite taille, sa tête recouverte d'une capuche laisse apparaître des yeux encore vifs d'un bleu azur. Ces montagnes, nul ne les connaît mieux que lui. Il ne les a «quittées » qu'à la fin des années 1990, après plus d'un demi-siècle de vie de berger. Le moindre recoin de ces espaces de silence, royaume des aigles et des vautours, dont les cimes trônent souvent au-dessus des nuages, a un nom, une histoire ou une légende. La toponymie des cartes dressées par l'administration coloniale puis «rattrapée» par nos cartographes à la fin des années 1980 demeure relativement aussi pauvre que dénaturée. Da Amer s'avère être un véritable fossile vivant. Par sa manière de penser, il vous transporte vers une époque très lointaine. Pour lui, les noms des lieux, c'est le saint Sid Ali Bouneb, qu'il ne manque pas de saluer au passage avec vénération ; un saint qui avait «ptisé» sa famille. Précisément, au nord-ouest de ce village, à quelques heures de marche, la forêt qui porte le nom de ce vénérable homme est devenue tristement célèbre. Ne pouvant plus pâturer, il a fini malgré lui par vendre ses bêtes, ses derniers «biens», pour nourrir sa famille. Ce militant du PPA et de la lutte de libération nationale dès son déclenchement ne voulait pas d'une carte d'ancien moudjahid. Mais ces dernières années, il n'a pas hésité à la revendiquer. Mais les méandres de la bureaucratie l'ont découragé. Et s'il arrive quand même à survivre, c'est grâce à l'aide de la municipalité et des villageois. Le muezzin appelle à la prière du maghreb. Sur le ruban d'asphalte qui relie cette campagne à la ville lointaine, des adolescents jouent bruyamment au ballon. Au loin, à Tizi El-Kiss, la vieille bergère Oum El-Kheir raccompagne son troupeau de brebis à l'enclos. Arrivées à la hauteur de la garnison, les bêtes lui faussent compagnie et pénètrent dans l'enceinte. En un tour de main, elle arrive à les faire sortir. Si cette dame s'accroche encore à cette activité et à son potager, c'est plus par amour du travail que par nécessité. Son fils a beau essayer de la dissuader, rien n'y fait...