Il est à peine croyable qu'avec La manipulation, son auteur, Mustapha Yalaoui, vient tout juste de faire son baptême de romancier. «Une première œuvre», comme le décrètent habituellement les éditeurs, ne signifie-t-il pas, in fine, qu'elle n'est qu'une prémice d'œuvres plus abouties ? Or, il en va du contraire avec ce pavé de 357 pages étonnamment maîtrisé, aussi bien dans le domaine de l'écriture qu'à travers la rigueur narrative et les fulgurances poétiques. Roman de la maturité, son auteur, dont la vocation est pourtant tardive, prend en effet le contre-pied de toutes les idées reçues qui ne savent que privilégier la précocité de l'âge, synonyme abusif du talent. Voici donc un roman algérien qui nous immerge dans les années de plomb des décennies 1960-1970 et parvient même à emprunter aux codes du «polar» les techniques de l'intrigue et du suspense pour conduire le lecteur jusqu'au point final. Cette «manipulation» s'ouvre, par conséquent, sur l'annonce d'une disparition. Comme au théâtre un soliloque inaugure le drame et, dès les trois coups du gendarme, nous sommes mis au courant de la mort de Mehdi. Personnage en creux qui n'existe qu'en «off», il sera le fil rouge de l'histoire et des péripéties, qui s'enchevêtrent comme tous les destins humains. Meurtre maquillé en suicide ? C'est à ses proches amis que sera dévolue l'hypothétique tâche de dénouer l'énigme. Parmi eux, il y aura un certain Amghar, puis interviendra L'hadi. Tour à tour et en tout complicité , ils s'efforceront de mettre leurs pas dans les pas de la rumeur qui court les rues de la bourgade d'El-Kahira. Là où tout a commencé pour le défunt et en même temps, c'est précisément là que demeurent enfouis leurs souvenirs personnels. C'est que les personnages principaux de ce roman (à l'exception de Dalila et quelques Moh Smina) sont des natifs d'El-Kahira, que l'auteur a décidé de rendre identifiable au nom d'une coquetterie d'auteur. Tribu qui fut un sanctuaire de la guerre patriotique, elle est, par conséquent, condamnée au non-dévoilement ! A partir d'El-Kahira, d'où, d'ailleurs, tous les protagonistes sont issus, l'on doit en effet débroussailler cette sombre affaire. La luxuriance du texte joue, alors, le rôle de lanterne à travers les monologues qui se succèdent. De descriptions bucoliques en annotations sociales, la lecture chemine jusqu'à rencontrer parfois une allusion éclairante. Dès le début, le roman ne livre que par des bribes de vie et de surcroît ne se donne pas à lire avec paresse. Il exige même de la patience tant il est crypté. Pourtant, le texte ne manque pas de qualités littéraires ; et les petits cailloux qui sont essaimés parviennent peu à peu à défricher ce maquis de la lecture. La vie et la mort de ce Mehdi mythique, que l'on décline en aparté chez le cafetier Dada Moh ou dans la cahute de l'écrivain public Amghar, sont autant de procès du microcosme tribal en question. Ce dernier, frappé par le déshonneur de quelques arrangements et dont le point d'orgue remonte à une passion amoureuse de Mehdi et Zhor jamais légalisée, ensuite du trafic d'influence d'un certain djihad en position politique dominante... Djihad et Zhor, devenus couple sulfureux et par qui le scandale de la mort de Mehdi a réveillé quelques haines, va par conséquent être au centre de la vraie-fausse investigation. Progressivement elle va devenir une quête collective pour exhumer des vérités cachées, au nom des convenances traditionnelles. Grâce aux temps forts de la narration tout s'éclaire pour le lecteur. Ici nous avons affaire à une inversion des rôles dès lors que c'est le mort qui phagocyte les vivants jusqu'à faire passer une chronique de village atteint par l'injustice d'un faux pendu pour un concentré de la réalité nationale. En effet, en multipliant les points de vue et en faisant surgir des personnages secondaires, hauts en couleur, l'auteur a choisi la difficulté de raconter la décennie post-indépendance à travers le procès étrange d'un règlement de comptes crapuleux et nous le faire admettre comme le moment même de l'éveil collectif et du désenchantement national. Le procédé n'est pas mauvais en soi surtout quand le talent sait l'amplifier. Substituant à l'enquête classique les coups de projecteurs, sur la tension qui irrigue El- Kahira, la première partie du livre anticipe intelligemment sur les futures errances de ce groupe d'amis condamnés à porter le fardeau d'une mort injuste. Mehdi en est précisément leur mauvaise conscience. Celle qui les torturera tout au long de leurs années algéroises. Cette capitale sangsue qui va les saigner, un à un, sans qu'ils aient pu honorer leur promesse de réhabiliter ce faux suicidé. A partir d'Amghar, demeuré au pays et qui semblait être un honorable dépositaire des révélations de Mehdi et jusqu'à L'hadi, journaliste manipulé, dont le voyage professionnel à El-Kahira prend un autre relief avec le rebondissement qu'allait constituer l'énigme du testament du mort, le récit prend une autre tournure. Ah ! ces cahiers introuvables du suicidé tantôt cherchés à El-Kahira et tantôt soupçonnant L'Hadi de les confisquer. Ce sésame de la dramaturgie qui finira comme un feu de colère. Cendres muettes du passé auprès desquelles des mémoires tatouées se «chauffent». Le roman démarre à El -Kahira et se conclut à Alger. Là ou les destins des protagonistes se sont scellés. D'abord militants anti-pouvoir, ils ne vivent pas leurs conjurations comme une contrainte, mais comme une émancipation libertaire et pourquoi pas libertine ! A ce propos, l'abandon passionnel du journaliste dans le culte de Dalila est significatif. Quelques pages éclatantes de talent décrivent parfaitement ce couple qui s'auto-inflige les pires tortures du cœur. Deux vaincus qui conjuguent leurs défaites pour échapper aux incertitudes. Roman secondaire à l'intérieur d'un roman total ? L'on serait presque tenté de qualifier ainsi cette «pièce rapportée» qui parle si bien de la passion amoureuse, sauf que l'auteur parvient, avec un rare bonheur technique, à relier cette évocation de la fusion amoureuse à tout le reste. Ainsi, c'est cette Dalila, parce que lectrice de romans policiers, qui dévoilera à son amant qu'il n'est qu'un piètre manipulé dans cette affaire. Car entre-temps elle a appris à connaître tous ses amis. Lakhdar, ce fratricide de Mehdi et amant de Zhor, l'ancienne promise de son frère ; Ould Kaddour, le patriarche inapaisé par tant de pertes (Mehdi mort et Lakhdar en rupture) et le bouquiniste Doha qui organise la traque de Lakhdar. Bien évidemment il y a de belles tranches de littérature qui mettent en scène les inconsolables Adel, prétendu révolutionnaire solitaire, et le fantastique Carlos... La galerie est parfaite. Autant dire que tous ces personnages ont de l'épaisseur et de la crédibilité qui dédouanent un peu les tâtonnements du début du livre. Ce livre ne se résume donc pas, il se lit d'abord, parce qu'il témoigne d'une époque, mais aussi par ce qu'il diffuse subtilement une certaine musique littéraire qui ne déplaît pas. Un véritable acte d'écriture. B. H. La manipulation de Mustapha Yalaoui - éditeur L'Harmattan (France) - octobre 2013. Bio express de l'auteur A vingt ans, il faisait du théâtre dans la troupe de Kateb Yacine avec laquelle il participa à une formidable tournée à travers la France. Quelques années plus tard, diplômé de l'Ecole supérieur de journalisme d'Alger, il occupa d'abord le poste de collaborateur de production long métrage à l'Oncic (Office du cinéma algérien) avant de rejoindre le service culturel du journal El Moudjahid qu'il quittera quelques années plus tard. Après une longue parenthèse dans l'entreprise familiale à Constantine, il participera à la commission technique de mise en place de la presse indépendante et sera à l'origine de la création du deuxième journal «libre» du pays : Les nouvelles de l'Est (octobre 1990). Bien que cette expérience dans la presse libre ne fût pas sans intérêt, il préférera, dès juin 1992, au lendemain de l‘assassinat de Boudiaf, cesser toute activité journalistique pour s'investir dans une PMI de la chimie. Mustapha Yalaoui donne ce premier roman qui est loin d'être un ouvrage d'apprentissage. Par sa facture littéraire et son souffle narratif, La manipulation est assurément un texte majeur.