Par Arezki Metref [email protected] Au retour de la Havane en ce mois de juillet 1978, après une journée de vol et une escale à Madrid, je débarquai à Paris où je devais passer une ou deux nuits avant de regagner Alger. Je téléphonai de l'aéroport de Roissy à mon ami Patrick qui était en partance, le jour même, pour Juan Les Pins. Il me dit : - Tu trouveras les clés sous le paillasson. La nuit que je passai dans ce minuscule appartement du 5e arrondissement fut mémorable. Mémorable d'abord à cause de cette insomnie de type nouveau, résultant du décalage horaire. Insomnie terminale qu'on appelait, dans le jargon des transhumants au long cours, le jet-lag. C'était la première fois qu'un voyage me faisait changer de fuseau horaire. Bien que familier d'une forme disons conventionnelle de l'insomnie, celle de cette nuit-là ne manqua pas de me surprendre par sa soudaineté et sa survenue à un stade avancé de maturité. Néophyte dans l'enjambement des méridiens, je ne connaissais pas du tout cette pénible sensation de porter encore, pendant des heures, la laborieuse scansion des mécanismes d'une horloge interne attardée aux antipodes. Au moment de cette expérience nouvelle, je ne savais, en guise d'insomnie, que cette lutte pas à pas, à laquelle mon corps servait d'arène, ce duel progressif entre le sommeil et la veille qui fait gagner alternativement, avant l'issue finale, des rounds à chacun des protagonistes. Je pratiquais une insomnie perlée, comme on le dirait d'une grève. Je m'étais endormi vers 23 heures, assommé par le voyage et l'accumulation des fatigues du festival ainsi que par les cahots qui avaient usé la carlingue à sensations. Puis, vers 4 heures du matin, je recouvrai brutalement la conscience de la veille. Le passage de l'état de sommeil caverneux – celui du premier homme que chacun de nous porte en lui comme un irrémédiable atavisme – à la veille s'opéra avec l'incision brutale d'un scalpel déchirant la nuit. C'était comme si une force céleste avait appuyé sur un interrupteur et qu'une insupportable lumière chassait toute fibre d'obscurité. Une ampoule de 10 000 watts s'alluma dans mon cerveau puis se mit à clignoter comme le signal que quelque chose allait changer de place dans mon ordre – ou mon désordre – intérieur. J'avais déjà derrière moi une raisonnable carrière d'insomniaque, mais je me trouvais là confronté à une situation nouvelle. Je repris conscience de la réalité, mais pas de toute la réalité car je ne savais plus où j'étais, en l'occurrence, dans une pièce où, dépourvue de volets, la fenêtre laissait filtrer une lueur bleu-vert comme les eaux d'un lagon au lever du jour. Je réalisai plus tard que cette couleur aquatique était en fait la fusion de la nuit finissant édulcorée par la tenture. En vérité, initié malgré moi depuis mon adolescence à l'insomnie, j'avais déjà essayé de multiples remèdes, allant des recettes de grand-mère à la panacée médicamenteuse. J'avais ingurgité des hectolitres d'infusion à la camomille ou encore de breuvages à base de valériane et d'aubépine. Sans succès. J'avais testé toutes sortes de somnifères, avec ou sans ordonnance. Le remède fut parfois pire que le mal. J'avais forcé sur la dosette en consommant du lait chaud, dont les vertus d'endormissement étaient bien établies, jusqu'au jour où je me découvris une méchante intolérance au lactose. Sur prescription médicale, j'avais usé aussi de potions éphémères et abrutissantes à base de céréales ou de fruits fermentés sous le soleil de Dieu. Plus tard, et je ne l'aurais jamais découvert sans ce jet-lag inaugural, j'apprendrai qu'en un village caraïbe du nom de Macondo, une vieille femme, Ursula, tenant la recette de ses aïeux instruits des vertus des plantes médicinales, prépara un breuvage à base d'aconit qui fut impuissant à faire reculer l'épidémie de «peste de l'insomnie» qui frappait toute la population sans distinction d'âge, de sexe, de couleur de peau. Il faut dire que, pour ma part, analphabète en ces choses-là, je soignais l'insomnie de façon empirique et du bout des lèvres, convaincu, en ces jeunes années, que c'était moins un handicap qu'une grâce qui m'octroyait le loisir de vivre doublement mon temps de vie. Je résolus vite d'en profiter comme d'un don du ciel pour lire et, pourquoi pas, écrire. Pendant des nuits et des nuits, j'entrevoyais le rapport fécond et tourmenté entre l'écriture, fragmentaire, hachée, et l'impuissance à dormir, ou plutôt la puissance à repousser le sommeil qui vous repousse, donc celui des écrivains à l'insomnie. Beaucoup d'entre eux, locataires malgré eux des bas-fonds de la nuit blanche, ont produit une œuvre façonnée par la main blafarde de la solitude. Dans sa consomption insomniaque, l'inspiration possède la vitesse et la périodicité de la comète de Halley : il faut savoir la voir, et la saisir. Mais, plus poétiquement que tous les autres, c'est le chroniqueur de ce village de Macondo qui établit la concomitance pratique entre insomnie et écriture, la première générant l'oubli et la seconde permettant de rattraper le passé élimé par le néant en le retenant dans des mots. J'attrapai l'interrupteur et illuminai les lieux. Dans cette pièce où le jet-lag me réveillait au jour naissant dans une teinte d'eau dormante, je trouvai enfin des repères. Tous les murs de l'appartement étaient tapissés de livres, quelque 3 000 volumes dans moins de 33 m2 habitables. De quoi faire ! Je parcourus les titres. Plusieurs rayons supportaient une quantité inouïe d'ouvrages des éditions de la Pléiade, ces livres aux pages en papier bible si fin qu'un seul ouvrage contenait l'œuvre entière d'un écrivain prolifique comme Balzac. Un autre pan de mur était dédié à la littérature d'anticipation du Club du livre, dont Patrick était friand. Puis à l'extrémité d'un rayon, un livre attira mon attention. Il était édité chez Grasset. Pas bien épais, non ! La couverture comportait un dessin semi-abstrait, une chaîne d'amibes aux couleurs vives à la façon Peace and Love des années hippies. Le titre était L'automne du patriarche et l'auteur un certain Gabriel Garcia Marquez, dont je n'avais jamais entendu parler. J'ouvris ce livre sans curiosité particulière et bien que me sachant réceptif à l'irradiation textuelle, je ne savais pas que ce roman aux phrases interminables et aux images décapantes allait changer ma façon de voir le monde, ou plutôt m'en procurer une car, comme disait Camus, à cet âge-là, c'est un pur mensonge que de prétendre en avoir une. Cette nuit, ou ce fragment de nuit, fut mémorable aussi pour cela : je trouvais Gabriel Garcia Marquez par un texte délirant, drolatique, baroque. Une hallucinante peinture d'un vieux général qui avait entre 107 et 232 ans, malade du pouvoir, qui n'arrêtait pas de mourir et de ressusciter dans l'implacable sentiment de puissance maléfique et démesuré caractéristique des dictateurs du cru, à commencer par le premier d'entre eux, Trujillo, qui avait inspiré ce roman. Je ne devais plus lâcher une ligne de Gabriel Garcia Marquez.