Par Arezki Metref [email protected] La première fois que j'ai discuté de façon significative avec Matoub Lounès, dont je suivais de loin l'engagement entier et tempétueux, ce fut en juin 1993 pour l'enterrement de Tahar Djaout. Je l'avais bien croisé, fugace, auparavant, sans pour autant nouer de dialogue. Il était venu à Oulkhou pour la veillée funèbre, un mouton dans la malle de sa Mercedes, partie visible de son iceberg de générosité. Il proposa un concert de solidarité en faveur de la famille du défunt au stade de Tizi-Ouzou. Quelques jours plus tard, avec Arezki Aït Larbi, nous sommes allés le trouver chez lui, à Taourirt Moussa, afin d'en discuter. Je ne sais plus pourquoi ce projet resta inabouti. Nous nous retrouvâmes en France, où nous nous rencontrions fréquemment. Ce devait être à l'automne ou à l'hiver 1993. Il me fit écouter la maquette de l'album Kenza, dédié à Tahar Djaout, au Palais berbère, un restaurant de La Chapelle tenu par l'un de ses meilleurs amis à Paris, mon homonyme et néanmoins ami, Rachid Metref. Je me suis toujours interrogé sur le sens de cette course à la proximité post mortem avec ceux qui ont connu une mort héroïque. L'amitié réelle ou frelatée procure-t-elle un surcroît de légitimité ? Je ne me suis jamais demandé au moment de l'évoquer si Matoub était un ami. L'amitié s'accordant réciproquement, lui seul aurait pu répondre. Pour ma part, j'avais pour lui une profonde admiration fraternelle. Et puis, au fond, qu'importe ! Si je raconte cette histoire, c'est simplement pour apporter un témoignage sur un fait précis. Il me demanda, pour le sous-titrage de je ne sais plus quel film documentaire ou reportage, de traduire du kabyle au français sa chanson Kenza. Me sachant piètre traducteur, je refusai. Je considérais, — et considère toujours, —que la traduction est un métier, que je ne connais pas. En outre, mes compétences en berbère étaient insuffisantes pour entreprendre une telle tâche. Et enfin, il faut le dire, la poésie de Matoub n'est pas la plus simple qui soit. Je le revois, au Palais berbère, tentant de me rassurer en me disant que nous travaillerions ensemble. En effet, il traduisit lui-même le texte, mon rôle se limitant à arranger la version française. Ce fut à la faveur de cette expérience et à celle d'autres circonstances que je m'aperçus de sa belle maîtrise du français, le subjonctif tombant, chez lui, comme un pli enrobé de son inexpugnable et savoureux accent kabyle. En 1996, lorsque je présentais à l'ACB à Paris, Abat-jour, un recueil de poésies que je venais de commettre, il vint me demander une dédicace avec une humilité qui le grandissait davantage : «J'échangerais volontiers tout ce recueil en français contre un seul de tes vers en kabyle», crois-je lui avoir écrit. Toujours en 1996, il réalisa un nouvel album, La complainte de ma mère. Je proposai à Meziane Ourad, qui faisait partie de l'équipe d'Alger info international, le quotidien algérien publié à Paris par Rabah Mahiout et Belkacem Sobhi, un article sur cet opus, qui m'avait bouleversé. Pour la petite histoire, j'appris qu'un courant anti-Matoub, excédé par le ton louangeur de mon papier, exigea la publication d'un papier contre. Ce fut fait. Tout dans cet album, et dans la très longue discussion que j'eus avec lui sur l'inspiration de ses chansons, m'incita à intituler l'article «Matoub, le fils de sa mère». Sachant la portée quasi blasphématoire de cette expression, au regard des codes de la tradition kabyle, je pris soin de lui téléphoner pour tester sa réceptivité. Bien entendu, s'il y avait vu le moindre inconvénient, je l'aurais modifié. - Non, c'est très bien comme ça, tu as saisi ce que je voulais dire. Un hommage à la femme kabyle et à la mère, dont nous sommes tous les enfants. Lorsque l'article parut, le 11 mai 1996, je me rendis comme d'habitude au Petit Balcon, un café du XXe arrondissement de Paris, que nous fréquentions. Ses aficionados, qui avaient repéré le titre sans avoir forcément lu le texte, me sautèrent dessus. J'échappai in extremis au lynchage, grâce à l'intervention de Matoub, qui venait d'arriver. L'année suivante, en 1997, il me relança, cette fois pour un gros coup, la traduction et la présentation de l'album Au nom de tous les miens. Je lui fis remarquer, en riant, que le titre était celui d'un livre et d'un film de Martin Gray. Matoub, qui possédait une grande curiosité culturelle, avait lu le livre et vu le film. Il me répondit : - Lui a les siens, moi j'ai les miens. Et ce sont les Kabyles. Je dus lui répéter ma parfaite incompétence, et je lui suggérai de s'adresser à des professionnels. Mais non, il tenait encore une fois mordicus à ce que ce soit moi. Cependant, et comme la première fois, il s'engagea à faire la moitié du travail avant de me livrer les textes traduits dans une première mouture. A charge pour moi de les adapter en français. C'est alors, je crois, qu'il rencontra Nadia, en Kabylie. Il dut y retourner pour la cérémonie du mariage. J'avoue avoir ressenti un certain soulagement en pensant que le projet était enterré. Secrètement, je mis son silence sur le fait qu'il s'était convaincu de la nécessité de choisir un traducteur digne de ce nom. Je savais qu'il était déjà en contact avec l'excellent Yalla Seddiki, qui avait travaillé avec lui sur les livrets de plusieurs de ses CD, dont le fameux La complainte de ma mère, et dont il parlait avec considération. En 2003, ce dernier publiera la traduction et la présentation des chants de Matoub Lounès, une somme de ses œuvres. Eh bien non ! Un jour, le téléphone sonna. C'était Matoub, de Taourirt Moussa. - Excuse le retard. On va t'apporter l'album et à toi de jouer. Je protestai sur la modification des termes du projet. Matoub invoqua la tyrannie des circonstances. Et pour ajouter à la pression, il m'informa du délai très court dont je disposais. Le lendemain, Malika Matoub me remit les cassettes et les textes écrits en berbère. Toute la nuit, j'écoutai les splendides chansons de Matoub avec cette angoisse oppressante qui devait s'abattre sur Sisyphe lorsqu'il poussait son rocher. A peine esquissé péniblement la traduction d'un vers, déjà l'autre arrivait et il me semblait voir dégringoler le rocher. Je me disais que non seulement il ciselait des vers dans un kabyle «nucléaire», pour reprendre son expression, mais en plus il m'oblige, moi qui le comprends avec peine, à le traduire. En rogne contre lui, je me souvins de cette façon qu'il avait de se moquer : - Votre kabyle à vous, ceux d'Alger, c'est pas du kabyle. Je tentais d'expliquer que, ayant baigné dans d'autres langues, nous avions peut-être bien plus de mérite que ceux qui avaient été élevés dans un village de Kabylie. Ce dont Matoub avait d'ailleurs bien conscience. Le lendemain de cette nuit blanche, je l'appelai à mon tour pour lui faire part, une fois encore, de mon embarras. De plus, j'étais conscient que ses fans, des puristes de la langue qui ressentaient la moindre vibration syntaxique de sa poésie, m'attendraient au tournant. Décidément, je ne faisais pas le poids. Cependant, l'expérience eut quelque chose de révélateur. Elle m'apprit qu'on n'extirpe jamais mieux les pépites poétiques d'un aède qu'en s'arrimant à ce travail d'orpaillage qu'exige la traduction. Ceci, je peux le dire avec le recul, mais, au moment où le travail s'effectuait, il fallait d'abord décrypter mot pour mot les 11 textes de l'album avant d'établir l'équivalence en français. Un gouffre sémantique! En tout cas, cette ascèse me fit dédier une profonde et définitive admiration pour les traducteurs, notamment de poésie. J'ai le souvenir de m'être littéralement enfermé ayant un dead line d'une dizaine de jours, imposé par Blue Silver, le producteur du CD. Je fis appel à Meziane Ourad dont le kabyle tout autant que la familiarité avec l'univers poétique de Matoub étaient bien supérieurs aux miens. Mais cela n'était pas suffisant. Il me fallut téléphoner à ma pauvre mère, parfois à pas d'heure, pour solliciter d'elle le sens de tel mot ou tel vers. Avec Meziane, nous contactions différentes personnes, des vieux Kabyles de Paris, supposés jongler avec la langue, dont notre ami Momo. Nous établîmes ainsi une sorte de répertoire téléphonique des meilleurs locuteurs de kabyle à Paris. Je sollicitai aussi souvent Malika Matoub, qui a grandi dans le bain de la langue et de la poésie de son frère. Puis un soir, alors que nous butions sur une expression, Meziane eut une idée lumineuse : - Mais c'est Matoub lui-même qu'il faut appeler ! Nous prîmes l'habitude de lui téléphoner fréquemment. Lorsque ce fut terminé et que je remis ce qui devait constituer le livret, il me sembla que toutes les vapeurs et fumées de cigarettes en suspension dans l'air s'étaient soudainement dissipées pour laisser place à ce vide métaphysique que l'on ressent après un dépassement surhumain de soi. Le lendemain en relisant tout cela, la tête un peu plus dégagée, l'exaltation de l'effort dissipée, je trouvai le résultat moyen. Moyen ! Et ce qui devait arriver arriva, les puristes m'accusèrent d'une sorte de profanation. Matoub lui-même, que je revis une ou deux fois après cette expérience, sans me le dire explicitement, me fit comprendre sa réserve. La plupart des textes ont été retraduits, en mieux, j'avoue, par Yalla Seddiki. Cependant, 17 ans plus tard, je me suis laissé aller à un peu d'autosatisfaction en les relisant. Oui, franchement, je suis plutôt fier d'avoir été capable de traduire, même imparfaitement, la si complexe et si belle poésie de Matoub.