Par Maâmar Farah [email protected] Le Sahel ! Mon Dieu, que de souvenirs ! Je parle de notre Sahel à nous, de ces terres savoureuses baignées de soleil et d'air marin, de cet art de vivre qui, de La Madrague aux farouches rivages du Chenoua, se nourrissait de farniente, de poésie et de camaraderie à travers des paysages divers qui vont du sable d'or de Moretti aux plages escarpées et rocheuses de Tipasa... Le Sahel commençait à la fin de ce long corridor humide et bruyant qui se terminait sur le pont métallique enjambant la voie express venant de Frais-Vallon et se poursuivant jusqu'au stade du 5-Juillet. Chevalley, les grands hangars de la RSTA, la mosquée imposante et puis la route, solitaire après le Golf, qui débouche sur un charmant village aux toits vermeil : Chéraga. A partir des hauteurs d'Alger, il n'y avait que cette petite route pour se rendre à la côte ouest. Un filet de goudron coulant au milieu des champs gorgés d'eau, tantôt sentant bon les fleurs et le maraîchage, tantôt plantés d'arbres fruitiers aux récoltes prometteuses. Il n'y avait pas d'autoroute, juste ce serpent décoloré qui passait, sans trop s'attarder, devant l'Auberge du Moulin, le Souk-El Fellah, l'usine Sonipec et le domaine Bouchaoui où l'on produisait du vin, du whisky algérien (le fameux Duncan's) et d'excellents jus de raisin. Bouchaoui, une blessure qui ne guérira jamais et qui interpelle tous les patriotes non encore corrompus par les différents «Destruktors» qui se sont succédé au fil des décennies pour chaparder les meilleures terres du pays. Qu'il est triste de voir ce grand domaine de l'agriculture socialiste tomber entre les mains des nouveaux nababs, ces anciens pauvres, enrichis par le système. Plus bas, leurs copains «institutionnels» ont dressé des murailles pour nous empêcher d'aller barboter dans l'eau du Club-des-Pins et de Moretti. Les colons ne l'ont pas fait ! Mais heureusement que nous avons eu la chance d'emmener nos enfants là-bas, du temps où personne ne pouvait barrer la route de quelque endroit que ce soit au peuple. Heureux que mes quatre gosses aient plongé pour la première fois dans les eaux tumultueuses de cette plage agitée car tournée vers le Nord... Personne ne venait nous demander de quitter les lieux. Le Sahel, c'était aussi Staouéli et Zéralda, deux perles blanches fardées du rouge de leurs toitures, sommeillant flegmatiquement dans un écrin de verdure. On arrivait en plein centre-ville de Staouéli et la première impression qui se dégageait des lieux était ce silence imposant, à peine rompu par l'appel du muezzin qui émanait de la mosquée mitoyenne. Des arbres strictement alignés et taillés par des mains expertes, émanait le chant d'une multitude d'oiseaux qui emplissaient l'air de leurs babillages bourdonnants. Le cinéma n'était pas bien loin, juste à côté des deux cafés aux terrasses baignées de soleil. Toute l'industrie actuelle de la bouffe n'existait pas. Pour bien manger, il fallait quitter la route que nous empruntions depuis Alger pour prendre la perpendiculaire allant à Sidi-Fredj. On pouvait aussi rebrousser chemin, par la route côtière, pour aller Chez Sauveur, à La Madrague, le must de la gastronomie, sans le faste et le snobisme qui vont avec. Dans la simplicité et la convivialité, on était servis comme des rois. Et si le poisson était le maître des lieux, c'est certainement à la crevette royale que revenait le titre de Reine de ce restaurant fréquenté par le Tout-Alger. Avec nos petits salaires, nous pouvions nous payer le meilleur menu et le sourire du patron en prime. Ah, années d'insouciance et de sérénité ! Pas de voiture, le portefeuille bien maigre, nous y allions pour des soirées magnifiques qui se prolongeaient à Dar-Essalam où ammi Salah Soufi nous invitait souvent à partager sa table. Retour à Staouéli pour reprendre la route de Zéralda, petite fleur multicolore des champs... Zéralda, c'était le souffle de la mer sur les près riants, un mariage unique de terre et d'océan. J'y allais souvent et même très souvent. Pour rencontrer celui qui fut mon ami durant de longues années : Rachid, l'animateur du coin. Victime d'un accident de moto qui le cloua dans un fauteuil roulant, Rachid ne m'a jamais donné l'impression d'être ce que l'on appelle un «handicapé» et je n'ai jamais pu le voir comme tel. Il débordait d'intelligence et d'enthousiasme. C'était le maître des soirées estivales et tout le monde le connaissait et l'appelait par son prénom. J'ai en mémoire le jour où il avait obtenu, enfin, un logement. Il était comblé de joie en voyant que l'on avait aménagé une rampe pour lui permettre de circuler librement avec son fauteuil roulant. Pardon, frère Rachid, de ne pas avoir repris contact avec toi depuis longtemps. Nous nous trouvons des excuses pour justifier cette sécheresse des cœurs et cette paresse qui nous empêchent de donner à l'amitié le souffle et la pérennité sans lesquels la fidélité est un mot creux ! Tu m'as demandé avec insistance de retourner chez toi en compagnie de Zoubir Souissi et Mohamed Benchicou que tu tenais tant à saluer. Attends-moi car j'ai juré de ne pas venir sans eux ! Le Mazafran n'avait pas encore les couleurs de la sordidité et coulait tranquillement, sous l'ancien pont étroit qui menait vers l'autre rive, vers Douaouda et ses magnifiques plages de sable blond. Il y avait, là-bas, adossée à un monticule herbé, une guinguette où l'on servait la meilleure paella de la côte ouest. Sous l'ombrage des roseaux, on honorait ce plat typique et bariolé en oubliant les tracas de la ville. Le sirocco arrivait par rafales qui allaient mourir dans le bleu de la mer et cette torpeur, accentuée par la digestion, nous poussait parfois à nous abandonner aux bras de Morphée, juste en face du restaurant, sous l'ombre de quelques palmiers agités par les vents chauds. Fouka-Ville, sa rue des moulins, sa placette et son café bondé les dimanches matin... J'y ai habité quelque temps et pour m'y rendre, je prenais, chaque soir, le car de la TPSM qui garait rue de la Liberté, en face du cinéma Triomphe. C'était un voyage coloré qui, malgré sa répétition quotidienne, offrait des paysages léchés par les couchers de soleil flamboyants que l'on ne se lassait jamais d'admirer... Comment oublier Fouka-Marine et ses nombreux restaurants aux terrasses ouvertes aux quatre vents. La plage, bourrée d'oursins, n'était pas très fréquentée et les clients y étaient peu nombreux. Quelques couples, les cheveux dans le vent et les yeux dans les yeux, se disaient les mots que répètent les amoureux depuis la nuit des temps. Mots emportés par les courants du large et qui seront, un jour, de vieux souvenirs jaunis par le temps. Quand, les tempes grisonnantes et les genoux flageolants, des septuagénaires romantiques tireront, d'un vieux carton ébréché, des photos qui diront les folles passions de la jeunesse... Bou-Ismaïl... J'ai eu les larmes aux yeux en longeant sa promenade abandonnée et qui fut un joyau que l'on ne peut oublier. La plage est fermée. Des odeurs pestilentielles montent de partout. Où sont les familles endimanchées défilant à travers ce long boulevard élégant ? Où sont les restaurants typiques sentant bon les effluves de la soupe de poisson et de la bisque de crevettes ? Où est la joie de vivre ? Comment cette douceur et cette sérénité que tu as vécues du temps de la «dictature» peuvent-elles se transformer en puanteur et en mocheté à l'heure de la «démocratie» et des coffres de la République pleins de dollars ? Pleure, mon Sahel et noie tes larmes dans l'eau de la Méditerranée... Il n'y a plus rien ! Seules les gueules des faux riches et des vrais imbéciles traînent comme un soir maudit sur les carrefours où clignotent, comme un signal de détresse, le vert et le rouge. Couleurs d'une Révolution trahie.