Par Maâmar Farah [email protected] Quelle ne fut pas ma surprise de la revoir, gracieuse et rayonnante comme toujours, sur la terrasse de l'hôtel Nour-El-Aïn, l'une des perles touristiques de Aïn Draham, cette charmante station climatique tunisienne, nichée en haut des monts qui surplombent la frontière algérienne. Elle était allongée sur une chaise longue, profitant du timide soleil de ce mois de mars. Aux alentours, la forêt était blanche de neige. C'était bien elle, en déesse des bois, irradiant de sa beauté irréelle ces lieux qui auraient pu être tristes en ce matin éthéré. Mais non, la tristesse était chassée par sa seule présence. Elle leva la tête, ôta d'un geste élégant ses lunettes très sombres et me fixa de ses yeux clairs : «Toi ici, pas possible !» Elle bondit de sa chaise longue pour m'embrasser tendrement. Puis, elle reprit sa place en face du désert blanc dont les lueurs renforçaient le ton rosâtre de ses joues. Alors, j'eus cette idée saugrenue de lui proposer de m'accorder une interview. Elle me fixa à nouveau et trouva l'idée pas bête du tout. Elle me donna rendez-vous pour 18h, devant la grande cheminée du salon-bar. Je m'étais lié d'amitié avec l'agent qui allumait, à heure fixe et avec un rituel singulier, cette colossale cheminée qui dominait de sa masse imposante tout le séjour. J'aimais le suivre dans les bois au moment où il allait ramasser les troncs des arbres morts et, petit à petit, nous étions devenus des amis. Souvent, il venait me chercher pour m'annoncer qu'il allait procéder à l'allumage de la cheminée. J'accourais aussitôt, mais je n'étais pas seul. Tous les gosses, lâchés enfin par leurs parents, aimaient également assister à cette cérémonie. J'étais le seul client adulte au milieu de cette bande bruyante et cela me renforçait dans ma conviction, qu'au fond, je suis resté un môme et que, décidément, je ne serais jamais une personne sensée. Tant pis, si la vérité sort de la bouche des enfants, j'aime être encore enfant ! 18 heures ; elle était là, sublime, impériale, dans un manteau noir au collet montant très haut. Elle portait des bottines de la même couleur. Je m'assis à côté d'elle, sortis mon stylo et mon calepin et entamai l'interview : M. F. : Madame, voici longtemps que vous êtes partie d'Algérie. Des rumeurs ont circulé sur les raisons de ce départ. Peut-on connaître enfin la vérité ? L.J.D.V. : « Nuance. Je ne suis pas partie. J'ai été chassée. Les gens du pouvoir et les fondamentalistes se sont ligués contre moi. Je n'étais pas assez sérieuse à leurs yeux. Pourtant, dès l'indépendance, les élites comprirent qu'il fallait accompagner la grande œuvre de construction nationale par une vie culturelle à la dimension des défis qui nous attendaient. Avec ses faibles moyens, le pays s'engagea dans la valorisation de la culture et des arts, donnant à chaque secteur sa véritable place dans le projet d'émancipation du peuple. C'est à cette époque que furent mises en place les bases de la future industrie cinématographique, partie de rien, et qui deviendra dans les années soixante-dix une référence. C'est au cours de ces années qu'un théâtre authentiquement national et révolutionnaire prit racine. C'est au cours de ces années que la littérature algérienne s'enrichit des meilleures œuvres postindépendance, utilisant encore la langue française, butin de guerre, alors que les prémices d'une littérature en langue arabe annonçaient les grands auteurs à venir. La peinture algérienne était au summum. Les Algériens vivaient une vraie révolution dans tous les domaines, mais cela ne les empêchait pas d'être heureux, joyeux, gais. J'étais là pour leur donner tout cela et le couronnement fut cette merveilleuse explosion d'amour et de beauté qu'était le festival panafricain ! Plus tard, quelques politiques, que Dieu leur pardonne, pensèrent que la joie de vivre, la gaieté, la bonne humeur étaient incompatibles avec la révolution ! On avait confondu sérieux et tristesse. C'est à cette époque que commencèrent mes déboires. Mais j'avais pu résister jusqu'au début des années 1990. Là, on ne voulait plus de moi. Nos villes s'étaient soudainement habillées de morosité. La culture et les arts modernes reculaient affreusement. J'étais là pour encourager Linda de Suza à la salle Atlas ! Les fondamentalistes ne voulaient pas du gala. L'Etat recula. L'Algérie de ma jeunesse venait d'être enterrée sous mes yeux. L'Algérie de Larbi Ben M'hidi et de Hassiba Ben Bouali venait de céder devant les envoyés très spéciaux des talibans. Durant les mois qui suivirent cet incident, j'étais montrée du doigt dans les rues de Bab-El-Oued. Les barbus m'insultaient. Je perdis mon poste et fut remplacée par madame Tristesse qui instaura tout de suite la fermeture de tous les espaces de convivialité, imposa un verrou supplémentaire à la culture de notre siècle, convoqua un certain cheikh Ghazali pour propager l'anéantissement de toutes nos valeurs algériennes authentiques et intoxiquer davantage notre jeunesse et créa toutes les conditions pour nous faire reculer d'un siècle, etc. Mais les choses allaient empirer quand les marabouts furent réveillés. Le conservatisme charlatanesque se conjuguait à l'ordre des obscurantistes et à une nouvelle culture importée d'Arabie saoudite pour envoyer l'Algérie vers les âges obscurs. L'école avait pour mission d'accentuer ce décalage avec le monde moderne en refusant aux enfants de bénéficier de la rigueur de la pensée logique, les éloignant de toute rationalité pour les enfoncer dans l'arriération et l'obscurantisme. Là, je n'en pouvais plus. Le monde est grand et j'étais chez moi partout, sauf en Afghanistan, en Iran et en Arabie saoudite. Pour des raisons politiques qui les arrangent, ils veulent mettre la Syrie ou Cuba sur la liste de mes ennemies. Jamais ! Je suis très à l'aise dans ces deux pays.» M. F. : Que faites-vous en Tunisie ? L.J.D.V. : «J'y suis pour quelques jours. C'est un pays que j'adore. Les gens ne se sentent pas obligés d'être plus musulmans que les autres. Ils vivent l'islam de leur siècle en le gardant intact, pur et en refusant de tomber dans le piège de l'intégrisme. Ceci grâce à une pensée rationnelle qui leur permet de séparer le bon grain de l'ivraie. Nous sommes au pays de la grande Zitouna. Malgré les retombées du «printemps arabe», les Tunisiens réfléchissent et agissent en hommes modernes, sans perdre toutefois leur authenticité et leur attachement à la religion de la paix ! Regardez : les Marocains aussi, ils ne se croient pas en terre sainte comme nous. Dans ces deux pays, il y a une volonté manifeste d'assumer la modernité... » M. F. : Pourtant, les islamistes sont sortis vainqueurs au Maroc et en Tunisie... Ne pensez-vous pas qu'il est temps de revenir en Algérie ? L.J.D.V. : « Mais c'est chez nous que le vrai intégrisme sévit vraiment ! Je préfère vivre sous l'islamisme marocain ou tunisien plutôt que dans les villes Kaboul algériennes. N'avez-pas entendu parler de ces comités que l'on s'apprête à envoyer dans les plages pour surveiller la «nudité» des femmes... Soyons sérieux, le fondamentalisme est plutôt le plus fort chez nous et si la Tunisie connaît un début de terrorisme, il ne prospérera jamais parce que la société civile est forte. Au Maroc, l'Etat peut jouer l'islamisme mais il ouvre aussi des cinémas et encourage la culture moderne. Ce que j'essaye de vous expliquer, c'est qu'il est impossible d'aller vers la démocratie et la liberté sans modernité. Voilà, cher ami, je ne pense pas que je reviendrai chez vous.» Les flammes de la cheminée montaient maintenant très haut. La belle dame m'invita à dîner. J'étais heureux d'avoir pu interviewer cette grande exilée algérienne, Madame La Joie De Vivre, mais j'étais triste de savoir qu'on venait de la perdre à jamais !