Yachir [email protected] Ils se sentent humiliés, diminués lorsque, munis de leur chèque ils se dirigent vers l'écrivain public pour le leur remplir. Mais lorsque ce dernier ne sachant plus où donner de la tête car, dépassé par le monde qui le sollicite, leur demande de patienter. Alors, toute honte bue, ils s'adressent au quidam qui attend son tour dans l'interminable chaîne. Souvent ce n'est pas de gaîté de cœur que le service est rendu. Ils ne savent ni lire ni écrire, ils ont entre 25 et 65 ans et ils ont décidé de ne plus rougir, de ne plus supplier et de sortir de l'immense trou noir dans lequel ils vivent. Ils ont repris leur cartable et se sont dirigés vers une école privée d'été qui organise une formation accélérée d'initiation à la langue française pour adultes. Réda à 65 ans, il en a ras-le-bol d'appeler un tiers pour lui faire lire le montant de sa pension de retraite. Car les chiffres et les lettres c'est du chinois pour lui. Lyes, commerçant de son état, ne veut plus prier les autres pour remplir ses formulaires d'impôt. Samir a quitté l'école en première année du collège. Le français il détestait. Chez lui, personne ne le parlait. Il savait à peine écrire son nom. Il fit un voyage en France pour la première fois, et il s'est rendu compte qu'il était incapable de sortir seul sans la compagnie de son cousin pour le guider. «Il ne manquait que la canne blanche ! Là, ce fut le déclic. J'ai juré par tous les dieux que cette langue que je méprisais, je finirai par la lire et l'écrire. Vous ne pouvez pas imaginer à quel point c'est frustrant de ne pas être libre, de traîner toujours avec soi quelqu'un pour vous conduire là où vous voulez aller, de vous lire les prix des produits, les plaques dans les arrêts de bus, les stations de métro. Un vrai cauchemar. Je suis prêt à payer une fortune pour recouvrer ma liberté et ne plus subir cette blessure.» Une volonté de fer les anime. Ils se sont retrouvés cet été dans la même classe, partageant la même motivation : sortir des ténèbres. Casser ces chaînes qui les enchaînent pendant des années. Assidus, ils prennent à cœur leur «scolarité» comme des enfants qui franchissent la maison du savoir pour la première fois. «C'est une idée géniale qu'a eue ce responsable d'ouvrir une école pour nous. Comme quoi il n'est jamais trop tard pour bien faire. Comme on dit, mieux vaut tard que jamais»IIs jubilent quand ils se retrouvent dans la salle dotée d'équipements dernier cri, qu'ils rejoignent leur table, ouvrent leurs cahiers, contents d'avoir fait leurs exercices, et impatients de les montrer à leur maîtresse. Ils sont fiers qu'en une semaine ils commencent déjà à faire des progrès. Leur enseignante est optimiste et compte beaucoup sur leur détermination. «Quand je rentre à la maison, je m'empresse de faire mes devoirs, et surtout m'entraîne à l'écriture. J'écris des pages et des pages sans me lasser. Je m'efforce de lire, jusqu'à ce que je ne bute plus sur telle ou telle autre lettre, et quand je réussis je crie de bonheur comme un petit écolier. Aujourd'hui j'ai compris la fameuse phrase d'Ibn-Sina que nous répétait sans cesse notre prof de français : «Il y a sept maux dans le monde, je n'en citerai qu'un seul, le pire : l'ignorance. » J'en ai fait ma propre philosophie. Je ne veux plus être ignorant.