[email protected] Du haut de ses 84 ans, Fifi, toujours alerte, furète dans son pilulier, une petite boîte rectangulaire composée de menus compartiments où sont soigneusement disposées ses pilules qui ne la quittent jamais. Un travail minutieux qu'elle effectue à chaque nouveau quota de médicaments. Sûre d'elle, indépendante, elle ne confiera pour rien au monde cette tâche à sa fille qui vit avec elle. Elle ajuste ses lunettes sur son nez, ramasse ses boîtes, lit attentivement les notices, puis les dispose sur son lit : des cachets pour son hypertension artérielle, son cœur, en plus de son insuline ; cinq injections par 24 heures. Munie de sa paire de ciseaux, elle découpe délicatement ses pilules et les range une à une dans chaque case. Elle prend ensuite une feuille de papier, un stylo, mentionne les jours de la semaine et apposera devant chaque journée un «oui» ou un «non», selon les prises. Elle collera enfin ses notes sur son pilulier. Des gestes qu'elle renouvellera à chaque rupture de stock. «Je ne remercierai jamais assez mon père, que Dieu ait son âme, de m'avoir envoyée en classe ; il était fier de moi le jour où j'ai décroché mon certificat d'études. Il refusait d'écouter ses frères qui s'offusquaient de me voir tous les matins emprunter le chemin de l'école ; je devenais une femme, et à 15 ans, il fallait que je sois prête pour le mariage et surtout pour élever des enfants. Je n'avais donc plus le droit à l'instruction, qui était à notre époque réservée exclusivement aux hommes. Mon père, en revanche, était intransigeant : «Fifi est mon unique enfant, je voudrai qu'elle s'instruise. L'instruction est sa seule arme pour affronter la vie.» Il ne croyait pas si bien dire. « Mon pilulier, c'est ma vie. Vous vous rendez compte, si je ne savais pas lire je serais peut-être morte il y a longtemps. Et puis si je ne maîtrisais pas parfaitement le français, je n'aurais pas pu tenir tête aux militaires qui, après avoir arrêté mon mari durant la guerre, venaient chaque jour chez moi me harceler. Je n'aurais pas été capable non plus de le retrouver. J'ai écumé casernes et prisons malgré les intimidations que je subissais. Et puis, je n'aurais pas pu travailler après l'indépendance afin d'aider mon défunt époux à élever nos sept enfants. Aujourd'hui, avec toutes les maladies que j'ai contractées, j'arrive à me prendre en charge toute seule, mon pilulier, mon tensiomètre et mon glucomètre veillent sur ma santé. Ainsi, je n'embête personne. Il faut dire aussi que je n'ai confiance qu'en moi-même. Mes enfants sont pourtant universitaires, mais j'ai toujours peur qu'ils se trompent. D'ailleurs ils me font toujours appel pour des conseils médicaux, ils me demandent mon avis sur la prise de tel ou tel médicament. J'ai toujours été passionnée par les sciences depuis que j'étais enfant. Pendant que mes camarades jouaient à la marelle, moi je lisais. Je continue de me documenter et je ne rate aucune émission médicale télévisée. Mes enfants me répètent souvent que j'ai raté ma vocation, j'aurais fait, selon eux, un excellent médecin. La seule chose que je regrette c'est de n'avoir pas acheté un micro-ordinateur. J'aurais été au fait des dernières découvertes dans le domaine de la santé, notamment celles relatives à l'hépatite C, un virus qui me ronge le foie, mais je m'accroche à la vie, car je sens que mes enfants, et surtout mes petits-enfants, ont encore besoin de moi. Je prie Dieu chaque jour de me laisser partir dans la discrétion, sans trop souffrir, ni faire souffrir les miens.»