Youcef Merahi [email protected] Stop, me crie dessus mon ami, l'allumeur des rêves, il ne peut pas y avoir de rentrée. Et pourquoi donc ? Parce qu'il n'y a pas eu de sortie, pardi ! Tu joues sur les mots, sans plus, lui dis-je. Désolé, je ne peux concevoir une rentrée sans sortie ; alors explique-moi en quoi consiste la sortie ? Et la rentrée, surtout ? N'est-ce pas cette période des grandes vacances qui provoque l'une et annonce l'autre, vieux crâneur ? Mais nous sommes en congé douze mois sur douze, me jette-t-il à la figure. Regarde, il y a plus de huit millions d'Algériens qui reprennent le chemin de l'école, aujourd'hui ; il s'agit bien d'une rentrée, lui répondis- je naïvement. Huit millions, plus ? Les pauvres ! Tant que le diplôme algérien n'est pas reconnu à l'étranger, nous qui adorons l'étranger, je ne peux utiliser le mot de rentrée ; tu comprends cela, hein ? A moins que tu ne veuilles juste passer ta chronique ? Je me gratte un instant le ciboulot, le temps de réfléchir et de pouvoir placer un mot ; mon ami ne cesse de s'agiter, tout en lissant sa fine moustache. Je me lance : le diplôme étranger est-il reconnu chez nous ? Tu cherches la bagarre, tu l'as. On applique la réciprocité, tu sais au moins ce que c'est ? C'est comme le visa, qui nous l'applique, on le lui applique... Tout sourire, il réplique : tu es sûr que c'est du français ta dernière phrase ? Passons, il y aura bien un dégourdi de lecteur qui te corrigera, ça s'est déjà vu, non ? Yarhem baba-k, ils sont nombreux les demandeurs d'emploi étrangers ? Et les demandeurs de visa, ils sont nombreux ? Soyons sérieux, c'est nous qui sommes demandeurs, pas les étrangers ! Regarde, le moins rupin d'entre nous va s'ennuyer en Tunisie durant ses congés ; de plus, il faut payer un droit de sortie pour quitter ce pays voisin. Les moins riches hantent les côtes jijeliennes. Réveille-toi, vieux ! Je suis totalement réveillé, répondis-je. De plus, je suis lucide. As-tu eu vent du coup de balai à la Présidence ? Des généraux (et pas des moindres), des chargés d'étude, des conseillers, ont été remerciés par la grâce du JORA. Un véritable coup de balai, te dis-je. Même le secrétaire particulier du Président a été évincé, sans qu'on sache pourquoi. Là, j'aurais aimé connaître les tenants et les aboutissants. Ce n'est pas une rentrée, hadi ! Dekhla fort, ya kho !Tu vas encore faire la gueule. Il y a bien eu un coup de balai. En attendant les walis. Les soubrifis. Hé, on parle même d'un remaniement gouvernemental. Que penses-tu de ça ? Nos ministres ne font pas assez de politique, ils sont trop technocrates. C'est du moins l'avis du premier d'entre eux. Maintenant, on leur demande de faire plus de politique et moins de technocratie. Et s'ils faisaient simplement leur boulot, c'est tout ce que personnellement je leur demande de faire : leur job. Que le ministre de la Santé nous soigne... Là, je t'arrête, s'insurge mon ami, celui qui cause aux montres, après s'être abreuvé de mots croisés. Qu'est-ce qu'ils ont tous à chercher remède outre-Méditerranée ? Pas tous, voyons, répliqué-je. Les plus riches et les plus puissants, non ? Un mal de crâne, hop, une visite médicale, là-bas. Une opération chirurgicale ? Seigneur, allô Europe assistance, bla, bla, bla... Nous arrivons, préparez le malade, on l'opère à dix mille mètres d'altitude. Un ministère de la Santé... Où tu vois cette santé, bigleux de mon cœur ? Kayen ou kayen, répondis-je doucement. Ma kench, il n'y a pas de Santé, puisque ceux qui sont censés donner l'exemple se font «santéïfier » à l'étranger. CQFD ! Alors, oublie ton ministre de la Santé ! Mais, il y a bien des médecins, des cardios, des ophtalmos... En effet, s'insurge mon ami. Mais tu n'as pas de médecine. Si tu devais t'opérer, quel hôpital choisirais-tu ? Ne pique pas ta crise de nationalisme, surtout ! Réponds franchement. Là où l'on me soignera dans les normes requises, dis-je. Pas ici, ihi, il faut faire comme nos riches et nos puissants.Si tu n'as pas les moyens, je ne donne pas cher de ta peau, vieux crouton. A ton avis, ces harraga qui tentent de traverser la Méditerranée sur une chambre à air de camion, eux qui bravent tous les dangers, sans GPS, sur du vulgaire caoutchouc, ils le font pourquoi ? Pour s'offrir une tahwissa en Espagne ? Un «vikend» entre potes ? Pour s'offrir un moment fort d'adrénaline ? Pour embêter les gardes-côtes ? Non, ya cheikh, parce qu'ils en ont marre de traîner la savate, ici, en Algérie. Leur pays, oui. Justement, parce qu'ils en ont marre de cette santé qui ne les soigne pas. Ni de cette école qui ne les forme pas. Ni de ces diplômes qui n'ont aucune valeur. Ils en ont marre de ces murs qui ne les font plus rêver. Et de ces forêts où la bête immonde peut encore frapper. De ces amours interdites. De ces rêves qui ne font plus rêver. Ils veulent aller là-bas. Parce que c'est beau. Parce qu'on respire. Parce qu'on vit. Parce qu'on n'a pas peur. Parce que c'est vivable. Alors, on fonce dans le tas, on traficote un boat-people, on le met à l'eau, on rame, on le laisse dériver, à la bonne étoile de chacun, on crève de soif, on crève de faim, il y aura bien une fin. Dans un centre de rétention ? Tant pis. J'essaie de reprendre langue avec mon ami qui n'arrête pas de délirer ; je le vois parler et faire les cent pas. J'ai peur de le réveiller de son délirium. J'ai peur de le réveiller, tout simplement. Il continue de parler. Il n'est plus en face de moi. Il n'arrête pas de faire les cent pas, la ronde infernale...C'est quoi ce chroniqueur à la noix qui vient me parler de rentrée, de ministres politiques, de santé publique, d'école... D'où il sort, c'ui'là ? Ça se voit, c'est le produit de notre école et de notre santé. Il ne voit pas plus loin que le bout de son nez. Là où, personnellement, je ne vois pas de sortie, lui, il voit une rentrée. Rentrée, dites-vous ? Bou questiou ! Il reste à voir la même rentrée. Des ministres qui vont et qui viennent, et alors ? C'est dans la nature des choses. Tu ne sers plus ma politique, tu rentres chez toi. Tu veux te soigner ? Tu es riche et/ou puissant, tu vas là-bas... Mon ami n'arrive plus à se contrôler. Maintenant, les paroles sont désordonnées, il n'a aucune logique, il délire totalement. Il n'arrête pas. Il prend le ciel à témoin. Les passants lui jettent un regard apitoyant. Trop, c'est trop. Je prends la fuite. Mais j'entends toujours sa voix : «Rentrée, dites-vous ? Rentrée, dites-vous ? Rentrée, dites-vous ?»