Par Hassane Zerrouky En menaçant de mort les ressortissants des pays occidentaux, l'Etat islamique (EI) a réussi deux choses : détourner l'attention sur la situation au Kurdistan et dévier le débat sur le jeu trouble de la Turquie dans la crise syrienne et irakienne. En effet, la politique d'Ankara face aux mouvements islamistes syriens, toutes tendances confondues, et en particulier l'EI, est au cœur de nombreuses interrogations. Et le laisser-faire turc face aux islamistes syriens s'explique autant par des considérations internes – la question du Kurdistan turc – que régionales. Les autorités turques, qui ont enterré leur politique dite de «zéro problème avec les voisins» arabes et perse, initiée par l'ex-ministre des Affaires étrangères Ahmet Davutoglu, aujourd'hui Premier ministre, politique leur ayant permis de renouer avec les pays du Moyen-Orient et, partant, de retrouver un certain poids régional, sont aujourd'hui suspectées de s'impliquer plus que de besoin en Syrie et en Irak, et de soutien aux groupes djihadistes. La Turquie, qui partage une frontière de 800 kilomètres avec la Syrie, a inscrit le renversement du régime de Bachar al-Assad dans son agenda dès la mi-2011, au plus fort de la révolte syrienne, et ce, en soutenant la militarisation de l'opposition syrienne dominée par les Frères musulmans. Aussi a-t-elle accepté l'installation sur son territoire de l'état-major de l'Armée syrienne libre (ASL), quand cette dernière faisait figure de principale force armée au régime de Damas, et ce, avant que l'ASL ne s'efface devant la force grandissante des groupes islamistes armés. Elle a accepté également que son territoire serve de base arrière aux djihadistes d'Ahrar al-Sham, du Front al-Nosra (branche syrienne d'Al Qaïda) et de l'Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL). C'est via les antennes de ces groupes établis dans le sud de la Turquie que transitent les djihadistes européens, maghrébins, arabes et du Caucase, et les armes vers le Syrie voisine. Qui plus est, tous ces groupes entretiennent des liens étroits, mais aussi de type maffieux (trafic de pétrole extrait de Syrie dans les zones contrôlées par les djihadistes) avec le MIT (les services secrets turcs). Ajoutons cette aide turque aux djihadistes consistant à abattre tout avion de guerre syrien qui s'aviserait à bombarder le nord de la Syrie sous prétexte de s'approcher un tant soit peu de la frontière turque. Par conséquent, quand Ankara se défend de soutenir les islamistes, il lui suffit de verrouiller ses frontières avec la Syrie, d'interdire toute activité djihadiste syrienne sur la partie de son territoire frontalier avec la Syrie et tout trafic d'armes et de volontaires djihadistes transitant par son territoire. Les raisons de ce laxisme turc, qui confine à de la complicité, tiennent au fait que le Parti de l'union démocratique (PYD, kurde syrien) qu'Ankara qualifie de «clone» du PKK (Parti du travail du Kurdistan, turc), administre le Kurdistan syrien depuis 2012, une gestion très mal vue par les autorités turques. Et une éventuelle victoire des Kurdes contre l'EI qui se traduirait par une reconnaissance internationale des Kurdes syriens et irakiens est perçue comme une menace par Ankara qui a fort à faire dans le Kurdistan turc. D'où le fait que l'armée turque soit restée l'arme au pied quand l'EI a envahi le Kurdistan syrien, et ce, quitte à voir ce bout de territoire kurde se vider de ses habitants. L'autre raison est d'ordre géopolitique et religieuse. Ankara ne veut pas laisser Riyad (Arabie saoudite) seul maître du jeu, d'autant que la Syrie, ancienne province ottomane, constitue une profondeur stratégique de la Turquie : Alep, pour rappel, était la capitale économique de l'Empire ottoman. Le gouvernement islamo-conservateur entend également ne pas laisser le monopole de l'islam sunnite aux Saoudiens wahhabites. Qui plus est, Ankara a été irrité par la décision de Washington de confier aux Saoudiens de sélectionner les groupes syriens éligibles à l'aide américaine pour combattre l'Etat islamique et, à moyen terme, le régime de Bachar.