La nouvelle est tombée mercredi dernier 15 octobre 2014 : un ex-vice-président de SNC-Lavalin, Riadh Ben Aïssa, accusé notamment d'avoir orchestré le versement d'un pot-de-vin afin d'obtenir des contrats à Montréal au Canada — dont le Centre universitaire de santé McGill à Montréal (CUSM) — est détenu depuis quelques jours par la Sûreté du Québec (SQ), suite à son extradition par les autorités suisses. Mais Riadh Ben Aïssa, comme évoqué à plusieurs reprises dans ces colonnes depuis 2011, est impliqué aussi dans les affaires SNC-Lavalin en Libye, en Tunisie et en Algérie (une des affaires Farid Bédjaoui). Détenu en Suisse depuis 2012, la justice algérienne n'a jamais voulu auditionner Riadh Ben Aïssa, malgré la disponibilité dans ce sens des magistrats de Genève. L'Unité permanente anticorruption (Upac) de Montréal a annoncé mercredi 15 octobre 2014 que les autorités suisses avaient procédé à l'extradition de Riadh Ben Aïssa et qu'il était arrivé au Québec au cours de la journée. L'ancien employé de la firme d'ingénierie montréalaise devrait bientôt comparaître pour répondre à 16 chefs d'accusation, dont fraude, complot pour fraude, fraude envers le gouvernement et fabrication de faux en lien avec le dossier du CUSM. Riadh Ben Aïssa aurait facilité le versement d'une somme de 22,5 millions de dollars qui aurait permis à SNC-Lavalin de remporter le contrat visant la construction de ce nouveau centre hospitalier de 1,3 milliard de dollars. Des accusations avaient été déposées contre lui relativement à ce dossier en février 2013. Ben Aïssa était détenu en Suisse depuis 2012 sous des soupçons de versement de pots-de-vin par SNC-Lavalin pour obtenir des milliards de dollars de contrats, ainsi que de généreuses commissions, en Libye sous le régime Kadhafi. Faute d'intérêt de la part d'Alger, la justice suisse n'a pas traité avec Riadh Ben Aïssa des affaires SNC-Lavalin en Algérie. Au début de ce mois d'octobre, après avoir été reconnu coupable en Suisse de corruption d'un agent public étranger, de gestion déloyale et de blanchiment d'argent dans l'affaire des pots-de-vin versés contre des contrats en Libye, il avait écopé d'une peine d'emprisonnement de trois ans en plus de devoir rembourser environ 16 millions de dollars à SNC-Lavalin. L'ex-vice-président de SNC-Lavalin a déjà passé deux ans et demi derrière les barreaux dans l'attente de ce procès. Les actions, l'appartement à Paris et les comptes bancaires en Suisse de Ben Aïssa ont été saisis. SNC-Lavalin, en tant que «victime» dans cette affaire, recevra 14 millions de dollars provenant de la confiscation de ces biens. La multinationale touchera également 2 millions qui lui seront restitués directement par Ben Aïssa à partir du compte en banque de son épouse. Etrange décision judiciaire qui disculpe SNC-Lavalin et lui attribue un statut de victime : l'acte d'accusation ne conclut pas que la firme elle-même était au courant des agissements de son vice-président. Dans le montant de ces confiscations de «biens mal acquis» par Riadh Ben Aïssa, il y a certainement des rétro-commissions qu'il se serait octroyées suite à des marchés dont a bénéficié SNC-Lavalin en Algérie. Un acte d'accusation de 100 pages ! Les juges du Tribunal pénal fédéral de Bellinzone en Suisse — dans un acte d'accusation de près de 100 pages, daté du 30 juillet 2014 et dont Le Soir d'Algérie détient une copie — ont toutefois acquitté l'ex-vice-président de SNC-Lavalin de faits survenus avant octobre 2007, notamment de blanchiment d'argent, en raison du délai de prescription. Ben Aïssa a aussi été acquitté d'avoir corrompu Slim Chiboub, le gendre de l'ancien dictateur tunisien Ben Ali. Les juges ont indiqué que les sommes payées à Slim Chiboub n'ont pas influé sur les contrats en Libye. Selon la GRC, SNC-Lavalin aurait versé 5,9 millions de dollars à Chiboub par l'entremise de compagnies mises sur pied par Riadh Ben Aïssa. Les juges suisses ont qualifié les actes de Ben Aïssa de graves, mus par un désir d'enrichissement illégitime. Cependant, comme celui-ci n'a pas d'antécédents judiciaires, ils estiment que son pronostic de réhabilitation est favorable. L'ancien vice-président de SNC-Lavalin devra par ailleurs retourner en prison s'il commet d'ici deux ans un autre des actes pour lesquels il a été accusé. En fait Riadh Ben Aïssa a bénéficié d'une certaine clémence de la part des juges de Genève, pour avoir reconnu les faits qui lui étaient reprochés et pour avoir collaboré à la procédure judiciaire, et ce, en échange d'une entente. Le dossier suisse montre aussi que le supérieur de Ben Aïssa à SNC-Lavalin jusqu'en 2006, l'Egyptien Sami Bebawi, réfugié à Dubaï — un «ami» de l'Algérie, impliqué aussi dans la plupart des contrats de SNC-Lavalin avec Alger — aurait touché des millions de dollars selon une entente visant à partager à parts égales les sommes détournées. Malgré tout, les procureurs concluent «qu'il n'est pas clair de savoir dans quelle mesure le groupe SNC-Lavalin avait conscience que les versements que Riadh Ben Aïssa opérait lui bénéficiaient personnellement». Il «négocie» la protection de sa famille ! Selon l'ancien journaliste d'enquête de la Radio télévision suisse, Yves Steiner, qui a suivi cette affaire au cours des deux dernières années, la justice suisse compte sur la justice canadienne pour déposer d'éventuelles accusations contre SNC-Lavalin : «On sent que les procureurs suisses ont rapidement envie de boucler cette affaire-là parce qu'il y a une telle masse de choses à traiter et qu'ils estiment que le Canada doit aussi faire une partie du boulot. La justice suisse s'est concentrée sur Riadh Ben Aïssa, sur l'avocat qui a participé au schéma de blanchiment d'argent avec M. Ben Aïssa. Maintenant le reste de l'affaire c'est au Canada et au Québec que ça doit se faire.» La justice suisse a saisi des millions en immeubles et en argent dans des comptes en Suisse. Toutefois, toujours selon l'acte d'accusation, et tel que rapporté par la journaliste Anne Panaluk de Radio Canada, Riadh Ben Aïssa a exigé et obtenu des juges suisses comme conditions essentielles à sa reconnaissance de culpabilité que la résidence de plusieurs millions où habite son épouse à Monaco, ainsi qu'un compte en banque contenant plusieurs millions qu'elle détient à l'Arab Bank (Switzerland) à Genève, soient exclus des biens qui seront confisqués par la justice au terme de cette affaire. Son extradition au Canada (Riadh Ben Aïssa, d'origine tunisienne, a la nationalité canadienne), après avoir été jugé en Suisse, condamné et après y avoir purgé sa peine, épargnera probablement à Riadh Ben Aïssa d'autres ennuis judiciaires, d'autant plus que les autorités politiques canadiennes et SNC-Lavalin veulent enterrer définitivement cette affaire : d'importants intérêts diplomatiques, économiques et financiers (avec l'Algérie notamment) sont en jeu. Ce qui convient parfaitement aux autorités algériennes. Ce qui explique qu'Alger ait laissé filer Riadh Ben Aïssa. On efface tout et on recommence... Djilali Hadjadj Rappel Son arrestation en Suisse en avril 2012 Pour rappel, l'ancien vice-président à la division construction de la firme montréalaise d'ingénierie SNC-Lavalin, Riadh Ben Aïssa — qui avait démissionné en février 2012 — avait été arrêté et emprisonné en Suisse en avril 2012. L'ancien haut dirigeant de SNC-Lavalin était soupçonné de corruption, d'escroquerie et de blanchiment d'argent, en lien avec des «affaires conclues» en Afrique du Nord, avait affirmé une porte-parole du ministère public de la Confédération suisse. Les autorités de la ville de Berne avaient déclaré qu'elles détenaient Riadh Ben Aïssa, qui a la double nationalité canadienne et tunisienne, depuis la mi-avril. La Gendarmerie royale canadienne (GRC) avait mené une perquisition au siège social de SNC-Lavalin à Montréal, à la demande des autorités suisses qui enquêtaient sur cette affaire depuis mai 2011. En février 2012, Riadh Ben Aïssa, ex-patron de SNC-Lavalin en Afrique du Nord, a démissionné de la firme montréalaise après 27 ans de service, de même que son collègue Stéphane Roy, vice-président aux finances de la division construction, dans la foulée de révélations troublantes concernant les liens que la firme entretenait avec la famille de l'ex-dirigeant libyen, Mouammar Kadhafi. Ce que nous écrivions dans Le Soir d'Algérie du 25 février 2013 Comment devrait réagir le gouvernement algérien (ce qu'il n'a pas fait) L'Algérie doit s'associer aux enquêtes menées dans les pays qui enquêtent déjà sur SNC-Lavalin (Canada, Suisse et Italie), et le gouvernement au plus haut niveau doit rapidement sortir de son silence et annoncer sa volonté politique de faciliter toutes les enquêtes sur SNC- Lavalin en Algérie, volonté qui doit se traduire par des mesures concrètes portées à la connaissance de l'opinion publique. Des instruments internationaux (Convention de l'OCDE, Convention des Nations unies, conventions bilatérales en matière d'entraide judiciaire) existent pour permettre cette coopération judiciaire internationale et des enquêtes conjointes. Pour rappel, la Suisse, l'Italie et le Canada sont tous signataires de la Convention de 1997 de l'OCDE, Convention anti-corruption dans les transactions commerciales internationales et, à ce titre, sont tous engagés à appliquer des lois qui interdisent aux entreprises de payer des pots-de-vin à des gouvernements étrangers. Mais le Canada n'est pas un bon élève de cette convention : très peu d'affaires de corruption ont été initiées par la justice depuis l'entrée en vigueur de cet instrument en 1999 ! Se doter d'un nouveau et plus efficace dispositif anti-corruption Le gouvernement algérien doit aussi diligenter au plan interne une très large enquête qui commencerait par l'audit de tous les marchés attribués ces dernières années à SNC-Lavalin : en auditionnant notamment l'ensemble des dirigeants des entreprises algériennes, publiques et privées, co-contractantes et sous-traitantes de ces marchés ; en auditionnant les ministres de tutelle de ces entreprises publiques ; en auditionnant le président et les membres de la Commission nationale des marchés publics ayant annulé en 2010 et en 2011 certaines attributions provisoires de marchés au profit de SNC-Lavalin ; en auditionnant les dirigeants de SNC-Lavalin en Algérie et en prenant sans plus tarder des mesures conservatoires à leur encontre, mesures à l'effet de faciliter l'enquête judiciaire ; et aussi, en auditionnant les responsables des sociétés d'audit et les commissaires aux comptes des entreprises publiques cocontractantes de marchés au profit de SNC-Lavalin. Malgré le fait que l'Algérie savait que ces 10 dernières années SNC-Lavalin avait été régulièrement éclaboussée un peu partout dans le monde par des affaires de corruption (voir plus haut article du Soir), le gouvernement avait continué à attribuer d'importants marchés à cette firme pour un montant dépassant 6 milliards de dollars ! A court terme, l'Algérie doit se doter d'un nouveau et plus efficace dispositif — législatif, réglementaire, institutionnel et humain — de prévention et de lutte contre la corruption : l'actuel dispositif (dont il faut faire le bilan), inachevé et toujours en cours d'installation depuis 2006, a montré toutes ses limites et ses nombreuses insuffisances. Le nouveau dispositif doit être élaboré dans la plus large concertation et s'inspirer totalement des instruments internationaux en vigueur, notamment la Convention des Nations unies de 2003 contre la corruption, convention ratifiée par l'Algérie et qui en a fait un très mauvais usage.