Entretien réalisé par Sarah Haidar Avec sa pièce «Alice», la dramaturge, comédienne et metteure en scène libanaise Sawsan Boukhaled, s'est illustrée dans une performance déroutante lors du 6e Festival international du théâtre de Béjaïa. Sa pièce (dont elle est l'auteure, la metteure en scène et l'interprète) est une ode au 4e art, avec tout ce qu'il permet en folies artistiques, liberté du corps et du langage, fantaisie et échappées philosophiques. Dans cet entretien, Sawsan explique son rapport à l'art et sa réflexion sur une nécessaire renaissance du théâtre dans la sphère arabe. Le Soir d'Algérie : Dans votre pièce «Alice», vous portez la triple casquette de dramaturge, metteure en scène et comédienne. Etes-vous d'accord avec un certain courant théâtral qui affirme qu'un comédien n'est jamais mieux servi que par lui-même ? Sawsan Boukhaled : Ce n'est pas une règle générale. Dans mon cas, cela me convient mieux car j'ai déjà travaillé avec d'autres metteurs en scène mais finalement, j'ai constaté que je n'étais vraiment moi-même et à l'aise que quand je travaillais seule. Selon moi, le théâtre est une création qu'il m'est difficile de fragmenter entre trois domaines distincts (écriture, mise en scène et interprétation). Je me considère comme une performeuse, ce qui englobe ces trois parties du travail théâtral. Cela dit, ce n'est pas une règle générale et ça ne convient pas forcément à tout le monde car certains préfèrent être mis en scène par un regard extérieur. Quant à moi, ma conception est plutôt introvertie et personnelle ; c'est pour cela qu'il me convient mieux de travailler seule. C'est ma troisième auto-mise en scène et je compte continuer d'adopter cette méthode dans les pièces à venir. Vous optez donc souvent pour le monodrame comme mode d'expression théâtrale... Surtout pour des raisons de production, car, au Liban, le théâtre ne bénéficie pas de subventions de l'Etat. C'est très individuel comme aventure. Au début, j'ai dû affronter les difficultés de gérer une équipe, de trouver un producteur privé, etc. Il était donc plus simple pour moi d'être seule, d'abord pour des motifs pratiques, mais, par la suite, cela me convenait beaucoup mieux sur le plan artistique. Un fois libérée des tracasseries de production, je me concentrais entièrement sur l'élaboration de l'œuvre et son cachet strictement personnel, intime. Dans votre pièce, la scénographie avait la part du lion avec une exploitation très poussée de différents moyens techniques que peut offrir une scène de théâtre. Aviez-vous pensé au risque que cela pouvait virer à une surenchère esthétisante ? Non, car le but n'était pas de faire dans la démonstration technique : tous les éléments utilisés correspondaient exactement à ce que le texte racontait. La technicité était au service de la dramaturgie, et non l'inverse. L'idée était de trouver un moyen efficace pour transformer l'espace original en une géographie de plus en plus restreinte, afin d'illustrer le mieux l'état d'esprit du personnage mais aussi, s'ouvrir à une imagination débridée, d'où l'usage de la vidéo et des différents autres procédés techniques. Le défi était aussi de dire qu'on peut créer à partir de rien... La dramaturgie avance très lentement puis évolue crescendo. Le choix de ce rythme était-il conçu sciemment, comme un défi aux nerfs du spectateur, une volonté de l'impliquer psychologiquement dans la pièce ? Honnêtement, et sans vouloir faire de la pub au public libanais, le spectacle a été très bien reçu dans mon pays car malgré son style assez complexe, il n'est pas pour autant élitiste. Je devais jouer uniquement deux semaines mais la pièce est restée à l'affiche deux autres semaines supplémentaires, suite à la forte demande d'un public très hétéroclite, dont certains venaient pour la première fois au théâtre. En fait, c'est un spectacle qui fait appel à l'ouverture d'esprit du public, lui demander de sentir et non pas de vouloir comprendre. En effet, dès qu'on veut comprendre, on cherche à recevoir la pièce de manière rationnelle, ce qui altère le côté émotionnel et sensoriel qui est le plus important. J'ai constaté que même un certain public, habitué à un théâtre plutôt classique avec une proéminence du texte, a été intéressé par ma démarche. Aussi, les jeunes et les enfants ont eu une réaction très spontanée, car ils reçoivent les gens de manière plus épidermique et non pas intellectuelle. Enfin, j'estime qu'étant donné que le théâtre est, avant tout, un art visuel, l'esthétique est la chose la plus importante. Je crois également que si on veut exprimer des idées nouvelles dans le monde arabe, c'est impossible de garder une forme scénique momifiée ou traditionnelle. On ne peut pas changer le contenu avec un contenant figé. Il faut donc repenser les modes de représentation, morts depuis longtemps. En ce qui me concerne, l'innovation au niveau de la forme est nécessaire puisqu'elle va de pair avec ce que je propose comme idées... Malgré le caractère foncièrement existentiel de votre personnage, on y palpe la présence allégorique du traumatisme de la guerre civile libanaise... Tout à fait. Pour moi, la guerre n'est jamais terminée ; nous n'en avons pas encore refermé les plaies ni fait un travail de mémoire : jusqu'à aujourd'hui, on n'arrive pas à écrire un livre d'histoire au Liban. La guerre civile a forgé mon enfance, j'ai grandi avec : c'est donc mon identité, avant que ce soit un terreau passionnant pour l'art. Si je veux parler de mon engagement en tant qu'artiste dans cette société, je dois intégrer ce qui a façonné mon identité, dont la guerre et la violence sont des éléments constitutifs importants d'autant plus que je suis convaincue que la guerre a été étouffée et non pas soldée : la violence est omniprésente dans notre société, certes sans armes, mais elle surgit à tout moment car aucun travail de réconciliation ni de mémoire n'a été fait. Par exemple, nous ne connaissons pas encore le sort des disparus qui sont dans un statut affligeant de mort-vivants. C'est donc pour cela que la création artistique libanaise possède cette charge mémorielle et post-traumatique importante.