Il s'agit d'une question de taille et dont le pays souffre amplement qui a été relevée hier, à Alger, au forum du quotidien Liberté : pourquoi l'université algérienne ne produit plus d'élite ? Les trois invités, Louisa Aït Hamadouche, maître de conférences à la Faculté des sciences politiques, Khaoula Taleb Ibrahimi, professeur en linguistique, et Fatma Oussedik, professeur de sociologie, font à la fois un constat alarmant et donnent des explications édifiantes. Dans un pays où, à travers l'histoire, il y a eu toujours la primauté du janissair dans la régence, la primauté de l'extérieur sur l'intérieur et la primauté du militaire sur le civil, les trois universitaires se rejoignent sur un principe : «Il y a une méfiance à l'égard de l'intellectuel... puisque c'est lui qui empêche le pouvoir de tourner en rond.» Avant d'aborder le thème du jour, elles ont tenu à s'interroger : «Pourquoi ce débat se passe au quotidien Liberté et non pas à l'université ?» Elles regrettent, ainsi, que les grands débats ne se passent plus à l'université mais dans les journaux, les chaînes TV ou carrément dans la rue. Louisa Aït Hamadouche, maître de conférences à la faculté des sciences politiques : «L'économie de bazar s'est substituée à l'économie du savoir» «Depuis l'indépendance l'Algérie a mené une politique de massification de la formation universitaire. Une bataille des chiffres en matière de nombre de diplômés. Aujourd'hui, la population estudiantine connaît une véritable crise de démographie en Algérie : un étudiant pour 19 habitants, et on mise sur deux millions d'étudiants d'ici l'année prochaine. Mais en même temps le cadre pédagogique et la qualité de la formation ne suivent pas. Pour preuve, les universités marocaines qui comptent beaucoup moins d'étudiants qu'en Algérie, (un étudiant pour 66 habitants) sont mieux classées à l'échelle mondiale. La Tunisie dont les universités sont aussi mieux classées comptent un étudiant pour 30 habitants. Il y a eu ensuite des ruptures successives et des changements idéologiques qui ont engendré des clivages linguistiques et générationnels. Il y a eu des pays qui ont procédé à l'arabisation mais sans pour autant diaboliser les langues étrangères. Aussi, l'université ne jouit plus du respect de la société et l'économie du savoir devient de plus en plus légère comparativement à l'économie de bazar. Les étudiants considèrent que leurs diplômes ne leur permettront pas de gagner aussi vite et autant que s'ils se dirigent vers des activités plus lucratives soutenues pas des microcrédits, des macro-crédits et qui tôt ou tard, comme à l'université, bénéficieront de l'effacement de la dette. Puis, il y a eu le transfert des revendications. L'université n'est plus le porte-parole objectif et réfléchi des revendications sociales, politiques, économiques ou religieuses. Ces revendications sont portées par la rue, mais lorsque celle-ci n'est pas encadrée par une élite, ces revendications débouchent sur un KO social. Parallèlement, l'université joue un rôle qui n'est pas le sien. L'université n'est plus le porte-parole des revendications scientifiques. Bien au contraire, on a fait de l'université algérienne une université alibi. D'abord l'alibi sécuritaire, dans le sens où elle a donc été confrontée sinon muée dans un silence justifié par deux types de peurs successives : Celle du terrorisme dans un premier temps, et celle du printemps arabe actuellement. Que cette peur soit réelle ou non, là n'est pas le débat, mais l'université s'est transformée en porte-parole d'un discours diabolisant le changement sociopolitique et économique et c'est ce qui arrive chez nos voisins. Ensuite l'alibi politique, à savoir celui qui a engendré le «Douktour candidat» et le «Douktour porte-parole» qui défend le discours officiel plus que le gouvernement ne le fait lui-même. Ensuite, l'université a fait de l'égalitarisme un principe sacralisé où tous les étudiants sont forcément diplômés et tous les enseignants primés. Que ces derniers assurent leurs charges horaires ou non, fassent de la recherche ou non, participent à des actions scientifiques ou non, ils continuent de toucher leur prime de rendement même lorsqu'ils sont à la retraite. C'est ce qu'a provoqué une démotivation quasigénérale. Résultats : les étudiants ne voient pas la nécessité objective d'investir des efforts dans la lecture, le travail et la recherche, car de toutes les façons ils savent très bien qu'ils obtiendront leurs années d'une manière ou d'une autre de même que pour leur diplôme. L'accès pour tous à l'université a fait que nous nous sommes retrouvés avec des diplômes pour tous, des diplômés pour tous et une élite pour personne. Un égalitarisme enveloppé dans une politique populiste laquelle a été permise depuis des années à travers une redistribution de la rente. Aujourd'hui, elle n'est plus la locomotive qu'elle devrait être. Elle est devenue un petit wagon qui absorbe les chocs dans un chemin de fer extrêmement accidenté et pour le compte de qui ? Je vous le demande ?» Khaoula Taleb Ibrahimi, professeur de linguistique : «La contrainte de l'arabisation nous a plongés dans un désarroi linguistique» «La contrainte de l'arabisation nous a plongés dans un désarroi linguistique que chacun selon ses positions, ses aptitudes et son histoire personnelle a essayé de résoudre à son échelle. Les effets se font ressentir jusqu'à aujourd'hui, et là réside un des facteurs qui ont participé à la fragmentation de notre institution et à celles de nos élites que dis-je a empêché la constitution d'une véritable Intelligentsia algérienne capable de relever les défis de l'évolution de notre société et ce, du développement de notre pays. Arrêtons le massacre, rendons à nos jeunes étudiants leurs langues, faisons en sorte qu'ils en apprennent le plus possible, afin qu'ils ne soient plus bègues et qu'ils puissent de concert avec leurs enseignants qui sortiront de leur mutisme mortifère redonner à l'université les moyens de jouer son véritable rôle, la production du savoir sur la société et sur le monde, d'assurer la transmission de son savoir et sa diffusion... pour que l'université redevienne un lieu de débat, mais aussi qu'elle rentre en communication en langue avec elle-même et avec son environnement, qu'elle investisse la société et non plus qu'elle soit soumise au diktat de la société et ses contradictions.» La question linguistique identitaire laissée pour la rue Selon le professeur de linguistique Khaoula Taleb Ibrahimi, la question de la gestion des langues en Algérie a été, à chaque fois, laissée pour la rue au lieu d'en débattre à l'université. Ce qui, de son avis, faisant référence aux évènements de Kabylie et à la langue ancestrale tamazight, a engendré des évènements dramatiques qui ont fait des morts, avant qu'un certain nombre d'indicateurs linguistiques qui font partie de l'identité algérienne ne soient reconnus par l'Etat. Fatma Oussedik, professeur de sociologie : «L'université a été interdite de produire une élite» «L'Algérie n'est pas dans une logique d'Etat, mais dans celle d'un pouvoir. Nous n'avons pas d'institutions, et il y a eu un interdit fait à l'université de produire une élite et d'être indépendante. Il y a donc absence réelle d'institution universitaire. Le changement ne survient pas à l'université car les gouvernants ne semblent pas concernés par la question, dès lors que leurs enfants sont scolarisés à l'étranger. En tant qu'enseignante, j'ai des rapports forts avec mes étudiants et ils me confient qu'ils se sentent délaissés, sans aucun avenir. Les universités sont devenues des aires de stockage. Aussi, la nature du pouvoir, et ce depuis l'indépendance, a fait que l'élite est considérée comme «Hizb França», c'est-à-dire le Parti de la France. Avec le temps, le pouvoir est donc parvenu à disqualifier et délégitimer l'élite socialement.»