[email protected] Retour à la décennie noire : le 8 juin 1992, le penseur et militant des droits de l'Homme égyptien Farag Foda était criblé de balles à la sortie de son bureau, au Caire, par un groupe islamiste. Quelques mois auparavant, il avait participé, au Salon du livre du Caire, à un débat contradictoire(1) avec le cheikh Ghazali, le célèbre imam que nous avions ramené en Algérie pour retrouver le sommeil. Avec des accents prémonitoires, il avait répliqué au défenseur de l'Etat au drapeau noir : «Dans l'Etat laïque, que je défends, vous pouvez rentrer chez vous, après ce débat, sans être inquiété, alors que dans votre Etat religieux, on me couperait la tête en sortant d'ici.» L'Egypte n'était pas encore un Etat religieux, mais c'était tout comme, puisque le simple fait de déplaire par ses propose ou par ses écrits valait sentence de mort. L'accusation d'apostasie, brandie bien avant cet assassinat, et suspendue encore de nos jours au-dessus des têtes pensantes, n'avait pas été formulée par Ghazali, mais il n'y était certainement pas étranger. C'est ainsi que lors du procès des auteurs de l'assassinat, le cheikh et hypnotiseur préféré des Algériens (2) justifiera le meurtre en affirmant que Farag Foda était un apostat. Or, a-t-il expliqué en substance, l'Etat égyptien n'ayant pas exécuté la sentence de mort, prévue pour les apostats, des citoyens s'en étaient chargés. Ce système de défense fera école, puisqu'il est désormais le «butin» commun à tous les tenants de l'Islam politique, comme ils persistent toujours à nous le faire savoir. L'assassinat de Farag Foda passa quasiment inaperçu chez nous, et seul l'écrivain Tahar Djaout prit l'initiative d'une pétition, publiée dans l'hebdomadaire Algérie-Actualité, et qui dénonçait le meurtre. Je ne crois pas vous surprendre en rappelant que cette pétition ne reçut pas l'accueil espéré, et elle recueillit si peu de signatures, que la chape de plomb qui pesait alors sur le pays nous parut encore plus lourde. Cette indifférence, sciemment attisée et entretenue, allait se briser momentanément moins d'une année plus tard, avec la mort de Djaout, le 2 juin 1993, soit presque un an après Farag Foda. L'un des meurtriers présumés de Tahar Djaout, élève de l'école de Ghazali, expliqua que la plume de l'éditorialiste «faisait mal aux musulmans». Par musulmans, on entendait, bien sûr, les militants islamistes qui se voyaient comme des pionniers de la vraie religion, cernés par des hérétiques. C'est du moins ainsi que se présentaient des dirigeants du FIS, apôtres de Dieu sur une terre reconquise par d'autres qu'eux. Ceci, alors que dans l'ombre de «L'éléphant»(3), animal auquel Abassi Madani comparait son parti), se glissaient et avançaient déjà des chacals craintifs, devenus lions par défaut. Si on n'ignore pas que Tahar Djaout a été tué, parce que sa plume «faisait mal» aux islamistes, on ne sait toujours pas, cependant, qui sont les véritables commanditaires du crime, à moins de considérer comme tel le repenti qui roule en 4/4. Quant aux auteurs de l'assassinat de Farag Foda, si deux d'entre eux furent exécutés, le troisième court toujours, si l'on peut dire, puisque lui aussi roulerait en 4/4. Il s'agit de Abou Al-Ala Abd-Rabo, condamné à perpétuité, puis gracié et libéré par l'ex-Président Morsi, dans le sillage de plusieurs milliers de militants islamistes, élargis, avant et après la chute de Moubarak. Abou Al-Ala est même apparu, en septembre 2012, sur la chaîne de télévision Al-Kahéra Wal-Nass, où il n'a pas renié grand-chose de ses actes passés. Il s'est dit prêt à rencontrer la fille du penseur, mais pas pour s'excuser du meurtre de son père. Et s'il a exprimé quelque regret d'avoir participé à l'assassinat de Farag Foda, il n'en a pas moins soutenu qu'il le considérait toujours comme un apostat. Il a admis, enfin, que ses compagnons et lui n'avaient jamais lu un livre ou un texte de Farag Foda, avant de le tuer. Cela ne vous rappelle-t-il pas quelque chose du passé et du présent ? Au lendemain de la mort de Tahar Djaout, ses assassins reçurent un renfort inattendu en la personne d'un autre écrivain, Tahar Ouettar. Ce dernier proféra l'horreur du siècle en déclarant que Djaout ne serait pleuré que par la France. Tous ceux qui aiment Djaout, tous ceux qui ont pleuré ou compati à sa mort ne retiendront de Ouettar que ces quelques mots blessants, injurieux et sinistres. C'est pourquoi il faut saluer la réaction spontanée de deux écrivains arabophones que j'aime et que j'admire, Amine Zaoui et Ouassini Laredj, après la fatwa de mort d'un illuminé contre le talentueux écrivain et chroniqueur Kamel Daoud. Je ne m'attarderai pas sur la pétition initiée par un quarteron de pseudo-journalistes qui s'est érigé en défenseur de la Charia, sans oser revendiquer son préalable, «l'Etat islamique». A. H. (1) On peut revoir ce débat sur ce lien : http://www.youtube.com/watch?v=O0nfgkmb_EI (2) Le cheikh Ghazali a été ramené par Chadli Bendjedid, dans le cadre du PAP (Programme anti-pénuries), parce qu'il voulait rendre les Algériens heureux, selon l'appréciation d'un confrère français. Nous l'avons été jusqu'à la béatitude, et nombre d'entre nous refusent d'en sortir. (3) Je ne peux m'empêcher de rappeler la sortie de notre défunt confrère et ami Djamel Bensaâd, s'adressant à Abassi Madani, et lui demandant pourquoi il comparait le FIS à un éléphant, «sachant que si cet animal a un corps immense, il a peu de cervelle en revanche». Dans la salle, où il y avait vingt fois plus de militants islamistes que de journalistes, ce fut une tempête de vociférations et d'anathèmes contre Djamel, plutôt satisfait de l'effet provoqué. D'un geste de la main, Madani calma ses ouailles, et la conférence de presse put reprendre, sans que notre confrère n'ait eu de réponse à sa question, réponse qu'il n'attendait pas d'ailleurs.