Comme tous les matins, à sept heures et demie, Omar et ses collègues, les éboueurs de la Casbah d'Alger, libèrent leurs baudets des écuries de Climat-de-France. A la queu leu-leu, couplées par des chaînes pour la plupart, une quinzaine de bêtes bâtées, avancent machinalement sur les trottoirs. Les passants amusés suivent cette procession qui ne tarde pas à gravir les longues marches bordant à l'est le cimetière d'El-Kattar. Le rythme soutenu qu'elle impose est difficilement rattrapé par leurs maîtres. Pour économiser de l'énergie, par instinct sans doute, la montée est attaquée en zigzag. Au débouché de la placette de Bab- Ejdid, le brouhaha des écoliers et la circulation des voitures laissent Omar, l'aîné des éboueurs, sur le qui-vive, «un incident est vite arrivé». Il ne retrouve sa sérénité qu'une fois engouffré dans la vieille cité par la ruelle des Frères-Racim. Les ânes descendent les marches pavées. Les venelles sont tellement étroites que leurs chouaris, ces gros sacs d'alpha qui débordent de leurs dos de part et d'autre, touchent presque les murs. Le maître les immobilisera presque à chaque passage des habitants. Près des portes, à mains nues, Omar s'appliquera à ramasser les sachets d'ordures dont un bon nombre ne sont pas noués. «Il nous arrive parfois de nous couper la main par des tessons. Cela fait un quart de siècle que Omar nettoie la Casbah et vit dans la capitale sans que cela puisse changer ses habitudes de campagnard. Fils de Berrouaguia, il l'est et il le restera. Son turban blanc moucheté de gris et son accent le trahissent. Tâtées ou fouillées discrètement, les poubelles de certaines douirettes livrent parfois d'intéressantes babioles. «Je n'arrive pas à joindre les deux bouts avec le SNMG», observe-t-il comme pour se justifier. Le contenu de ces rejets permet à ces travailleurs de toucher à l'intimité même de l'habitant. Ainsi, les bouteilles remplies d'urine et autres sacs d'excréments indiquent l'interdiction d'accès aux toilettes aux locataires de passage par le propriétaire des maisons. L'équipe remplit les chouaris un à un, les détritus sont tassés par une pelle afin de contenir une charge maximale. Les derniers sacs sont soigneusement ajustés pour former sur le dos des ânes qui se suivent d'énormes tas biens ficelés par des sangles. «C'est bon, on est bien parti pour ce premier voyage», pense à haute voix Omar, en escaladant les marches, les paquets sont ballottés et laissent échapper parfois quelques résidus, vite récupérés. Le cortège longe la rue de Aïn El-Melha animée par les klaxons des voitures. Au détour de ce lieu s'ouvre la décharge de Souaridj bordée d'une longue allée d'eucalyptus. Une bonne partie des éboueurs viennent soulager leurs baudets. Une équipe spéciale réceptionne les chouaris pour les vider sur les glissières d'une pente aboutissant dans la benne d'un camion convoyeur. Attenante à la première, la véritable trémie est à l'arrêt depuis longtemps. Son abri, ses trois fosses et ses trappes sont comblés au fur et à mesure que le métier périclitait. «A l'époque, notre cavalerie avait sa propre ligne téléphonique et une ambulance», évoque avec une pointe de nostalgie Omar. Après avoir vidé ses sacs, Omar, et le chef d'équipe retournent chacun de son côté à leur secteur. Avec ses ânes bien chargés, il ne peut se diriger qu'au Souaridj. Peu fréquentée, la Haute Casbah est réputée par son ambiance plutôt particulière. Bien que peuplée de quartiers populaires, elle se distingue par une certaine sérénité, rappelant étrangement celle de la campagne. Profitant des rayons du soleil, une dame étend son linge au troisième étage encore en bon état. Les pleurs d'un bébé emplissent l'air. Un marchand de tapis à la criée négocie le prix de son produit. Une vieille femme en haïk, une voilette couvrant une partie de son visage, son couffin à la main, se dirige vers l'épicier du coin pour acheter son pain et son lait. «holà!» lancera l'éboueur à ses ânes. Deux jeunes filles, plutôt coquettes, hésitent à passer. Mais elles réussiront à se frayer un passage en rasant nerveusement les murs et en se bouchant les narines à l'aide de leur cache-nez. Une porte basse arquée en bois massif s'ouvre. Un vieil homme tend son sachet d'ordures en lançant sur un ton paternel. «Que dieu t'aide, mon fils !» Ces paroles qui font chaud au cœur effacent les remarques désobligeantes des jeunes. Près de la fontaine Aïn Mzerka, en vidant à l'arraché une grande poubelle en matière plastique, Omar est éclaboussé par un liquide nauséabond. Je vous ai dit pourtant de trouer ces poubelles pour libérer les eaux des sacs dégoulinants. J'en ai marre de coudre à chaque fois les chouaris fragilisés par l'eau. Après le passage des ânes, Kamal, un balayeur, apparaît au croisement de deux ruelles. Jeune, trapu, vêtu d'une combinaison de travail, traîne, à l'aide d'un fil, une bassine enveloppée d'un sachet dans lequel il jette les ordures qu'il ramasse à l'aide d'un mini-balai et d'une mini-pelle. Il a gros sur le cœur. Il s'exprime dans un français correct : «Il m'est arrivé de ne pas être payé pendant trois mois. J'ai une fille à nourrir et je vis chez mon oncle.» C'est avec tristesse que Omar parle de ses baudets. «L'âne, ce mal-aimé, est pourtant celui qui ramasse nos ordures. Il mérite bien un peu de considération. Hélas, ces pauvres bêtes vivent dans la famine au point où il leur est arrivé d'avaler leurs excréments. Entassés, voyant rarement la lumière du jour, ces ânes deviennent parfois sauvages quand on leur offre le luxe de trotter dans la cour. Les plus anciens quadrupèdes, même s'ils sont mieux traités, restent sous-alimentés. Dans un passé pas lointain, ce compagnon des anneliers était entouré de beaucoup de soins et avait même le droit à un congé. On raconte pour la petite histoire, qu'un jour, un éboueur s'est rappelé une fois arrivé chez lui à Bouzéréah, qu'il avait oublié d'abreuver son âne. Il n'hésitera pas alors à revenir sur ses pas au plus vite pour accomplir son devoir. Sous d'autres cieux, les ânes sont honorés. Chaque année, ont fête l'âne. Chez nous, le respect de cet ancien compagnon de l'homme est parti avec les maquisards de la guerre de libération.»