Après le périple surréaliste du Faiseur de trous dans le désert, Chawki Amari nous emmène en Kabylie pour s'interroger sur la dualité lourdeur-apesanteur et faire, par la même occasion, une autopsie décalée et parabolique de l'Algérie d'aujourd'hui. Il y a de l'absurde, de l'humour corrosif et du politiquement incorrect ; en somme, tous ces ingrédients savoureux, qui font le style de Chawki Amari, tant dans ses chroniques quotidiennes que dans ses écrits littéraires. Son dernier roman, L'âne mort, sorti récemment chez les éditions Barzakh, nous mène dans un voyage vertigineux à bord d'un break bleu mal en point où trois amis, Tassine, Lyès et Mounir, passent d'une banale quête d'argent à une extraordinaire recherche philosophique, titillant à la fois les Métamorphoses de Kafka, L'âne d'or d'Apulée (auquel le roman est dédié) et De l'insoutenable légèreté de l'être de Kundera. D'abord, nous faisons vaguement la connaissance d'Izouzen, un personnage ténébreux et énigmatique qui enjambe le cadavre de sa sixième femme pour atteindre sa bibliothèque pleine de livres étranges. Puis, dans une transition réflective, nous découvrons les trois protagonistes qui, entre deux errances philosophiques gaiement partagées avec leurs amis bizarres, nourrissent l'obsession de gagner beaucoup d'argent. Cela les conduira à une villa avec piscine où un commissaire à la retraite pourrait leur filer quelques astuces. S'ensuit un âne «sacré» tué par erreur puis embarqué dans la malle du break toussotant. Cap sur la Kabylie, une forteresse montagneuse anti-régime où Lyès a quelques irréductibles cousins et où ils finiront également par rencontrer Izouzen. C'est ici que le style de l'auteur atteindra son paroxysme et hésitera, comme ses (anti) héros, entre légèreté et pesanteur, entre réponses définitives et nécessité vitale du questionnement. Certes, la surutilisation des références littéraires et historiques et la profusion de données scientifiques mises au service du propos romanesque entament parfois le plaisir de lire cette histoire échevelée, mais Chawki Amari parvient toujours à rééquilibrer le rythme de son récit et revenir vers une certaine intensité narrative et esthétique. Dans ce voyage tantôt effréné, tantôt éthéré, il est moins important de s'attarder sur la nature des questions existentielles ni sur les réflexions politiques vaguement métaphorisées, que d'apprécier une écriture souvent virtuose et des personnages incontestablement profonds. A cela s'ajoute une réelle maîtrise de l'art d'insinuer leurs propres doutes et inquiétudes dans l'esprit du lecteur qui se retrouve entraîné, presque malgré lui, dans ces pérégrinations tant charnelles que mystiques. L'âne mort est de ce fait un objet littéraire qui réussit le double pari difficile d'être à la fois un roman grand public et une œuvre intelligente et complexe.