Par Katya Kaci Le Dr Moncef Hasnaoui est maître de conférences, chercheur en ethno-socio-musicologie, diplômé du prestigieux conservatoire Tchaïkovski de Moscou (ex-URSS) et directeur de l'Institut régional de formation musicale de Bouira de 1992 à ce jour, membre du Séminaire européen d'ethnomusicologie et de la Société arabe de musique. Pourtant, derrière son sourire infini et ses gestuelles avenantes, ce grand homme cache une histoire où le tragique se mêle au fantastique en toute délicatesse, un passé semblable aux contes de Dickens ou d'Hector Malot que ce monsieur égraine aux oreilles des auditeurs tel un trésor maudit qui, malgré ce qu'il est aujourd'hui, a laissé dans l'âme de cet éternel enfant un vide que personne ne semble pouvoir combler. En effet, le récit du docteur Moncef Hasnaoui est l'aventure fantastique d'un enfant orphelin dès son jeune âge qui a vécu dans un monde exceptionnel où le réel et l'imaginaire se côtoyaient, dans une traversée du désert digne des histoires de la mythologie gréco-musulmane, pour permettre à cet enfant de survivre aux aléas de la vie et de se faire une place dans une société qui n'accepte pas les faibles et les indécis. Le récit du Dr Moncef Hasnaoui est un exemple de défi, de résistance et de persévérance pour ceux qui cherchent à s'imposer dans un monde sans âme, hostile et agressif. «Je suis né au sein d'une famille nombreuse d'un haut village des Aurès, dans la wilaya de Tébessa. Ma mère était la cinquième épouse d'un patriarche septuagénaire dont les autres enfants étaient déjà adultes lors de notre naissance, ma petite sœur et moi. Alors que j'entamais ma seconde année de vie sur cette terre hospitalière que Dieu a créée pour permettre aux êtres humains de vivre leur destin et d'accomplir des missions sacrées préprogrammées dans leurs gènes. Mon destin a voulu que je survive à une vie instable pleine de rebondissements et ce fut le début de la fin d'une merveilleuse rencontre d'un enfant innocent avec les premiers êtres chers qui s'est soldée par le décès de mon père. Veuve à un âge trop jeune, ma mère fut rappelée par sa famille et ses deux bébés furent confiés à leur grand demi-frère et à son épouse. Meurtrie par le chagrin et le dépit, ma pauvre maman rejoignit mon défunt père une année après sa mort en expiant son dernier souffle loin de ses deux bébés. La disparition de mes parents me priva de la tendresse et de l'affection qu'un enfant devrait recevoir dès sa naissance et me laissa face à la solitude, à la misère et à la souffrance en me projetant ainsi dans un voyage imaginaire à la quête de mon origine et de mon identité. Auprès de la bonté divine, je n'ai trouvé que la nature comme mère de substitution et l'univers comme foyer qui m'enveloppa de son étreinte éternelle en me dotant de la bravoure d'un père imaginaire. Mes souvenirs de cette époque lointaine ne peuvent être que flous étant donné mon jeune âge, mais restent clairs quant à la vie que je menais chez mon frère ; sa femme était cruelle envers ma petite sœur et moi, car en plus des corrections qu'elle nous infligeait à tort et à travers, elle n'hésitait pas à remonter notre grand frère contre nous et c'était tout naturellement qu'il prenait le relais des châtiments les plus poussés. Un souvenir impérissable me revient souvent, c'est l'image de ma belle-mère qui préparait la galette et le repas auprès de la cheminée où ses enfants étaient assis à côté d'elle pour se réchauffer tandis que ma sœur et moi, de peur d'être grondés, restions dans un coin à attendre un quart de galette qu'elle jetait par terre en notre direction. Toutefois, ses enfants, plus jeunes que nous, étaient plus affectifs et plus attentionnés que leur mère car ils volaient de la nourriture à leur maman pour nous la donner en cachette. C'était une action innocente qui nous a énormément touchés et qui restera gravée dans ma mémoire. A la tombée de la nuit, tout le monde allait dormir dans un gourbi de trois mètres sur deux sous un hayek* (un tissage traditionnel) de laine pour se réchauffer alors que moi, je ne trouvais qu'un petit coin pour dormir à la belle étoile dans une courette et me réchauffer en me frottant au corps de l'âne et à celui du chien — les seuls amis fidèles qui me tenaient compagnie partout où j'allais. Ce sont ces conditions presque inhumaines qui m'ont poussé à vouloir changer ce vécu et prendre mon destin en main. C'est à partir de ce moment précis que commencèrent mes aventures de vagabondage et de fugues de tout horizon. J'ai commencé par prendre les chemins escarpés des montagnes qui surplombaient le lieu où l'on habitait à la recherche d'un monde plus clément où j'espérais trouver un meilleur accueil et des relations plus affectives et plus attentionnées que celles vécues jusqu'à présent. La nature avec toute sa beauté, sa grandeur et sa bonté m'avait accueilli à bras ouverts en mettant à ma disposition toutes ses richesses et en me présentant à tous les êtres vivants de la terre avec lesquels j'ai renoué une relation d'entraide et de complémentarité, elle m'a fait découvrir des choses inimaginables et m'a appris à faire la différence entre le bien et le mal et à saisir le sens de la vie et du travail à travers l'observation des péripéties et des évolutions, ô combien instructives, de la vie animale et végétale. C'est ainsi que la nature est devenue mon premier grand enseignant et mon amie fidèle qui ne m'a jamais quittée. Malgré ce changement heureux dans ma vie, les exactions répétées de mon frère et de sa femme ne me laissaient pas le choix de vivre cette nouvelle et merveilleuse aventure avec la nature et l'univers. Mon frère, lorsqu'il arrivait à me mettre la main dessus, m'obligeait à rester à la maison à coup de bâton et de chaînes aux pieds, même si je réussissais toujours à lui échapper encore et à reprendre le chemin des prés. Puis, un jour mon frère m'a «offert» à un fellah pour faire paître ses troupeaux de moutons «moyennant» une somme d'argent qui lui serait versée. Après quelques mois de dur labeur chez ledit fellah, mon frère me proposa de vivre une nouvelle aventure en m'orientant vers la décharge des ordures ménagères de l'armée française pour ramasser ce qui est ramassable et utilisable. À cette époque, vers l'âge de sept ou huit ans, je me souviens avoir eu un attrait particulier pour la découverte du monde qui m'entourait et le changement vers une meilleure existence sans savoir ce qu'il me fallait réellement alors que mon entourage essayait de me persuader que je n'étais bon qu'au pâturage avec les bêtes auxquelles j'étais ainsi associé. Néanmoins, et par pur hasard, je réussis à intégrer la zaouïa du village et c'est là que mon maître découvrit mon don pour la mémorisation. En effet, j'arrivais sans aucune difficulté à retenir les versets coraniques juste après les avoir notés sur la laouha* traditionnelle, et c'est avec un optimisme certain que mon maître suggéra à mon frère de s'occuper de moi afin, je l'imagine, de faire de moi un grand homme de religion, et ce, contre le pâturage de ses vaches.