Par Ahmed Halli [email protected] Dans une Egypte en pleine ébullition et encore sous la coupe des Frères musulmans, sa disparition, le 30 janvier 2013, était quasiment passée inaperçue, et pour cause : Djamal Al-Bana était un adversaire acharné des idées du mouvement, fondé par son propre frère Hassan. Théologien à contre-courant, Djamal Al-Bana maniait d'une main vigoureuse le plumeau pour dépoussiérer les idées reçues. Audacieux jusqu'à la témérité parfois, il n'hésitait pas à affronter simultanément les caciques d'Al-Azhar et les prêcheurs obscurantistes des chaînes satellitaires wahhabites. Il n'hésitait pas à donner un avis tranché sur des questions qui divisent encore et toujours la communauté des théologiens, comme le statut de la femme. Engagé très tôt dans l'action syndicale et politique, il refusera toujours de s'engager dans le mouvement des Frères musulmans aux côtés de son frère Hassan. Malgré ses divergences de vues avec lui, Djamal Al-Bana n'a jamais cessé de vouer un profond respect au frère aîné qu'il considérait comme son père. Et cet attachement fraternel et quasi filial ne s'est jamais démenti, en dépit du combat permanent que Djamal menait contre les pratiques sociales et politiques des Frères musulmans. C'est un aspect de sa personnalité que met en avant le journaliste égyptien Sayyed Hourani, qui signe une biographie publiée en bonnes feuilles par le quotidien Al-Misri-Alyoum (http://today.almasryalyoum.com/). L'opposition entre Djamal Al-Bana et les «Frères» a connu son apogée avec la publication par le même quotidien, en novembre 2009, d'une série tirée «Des archives inconnues des Frères musulmans». Dans cette publication, Djamal racontait comment «l'organisation spéciale» du mouvement avait été créée, à l'origine pour lutter contre l'occupation britannique, et comment elle s'était transformée en instrument de liquidation des adversaires politiques. Question d'une brûlante actualité au moment où les Frères musulmans tentent de mobiliser les foules, tout en menant des actions terroristes. Avant cette publication qui a valu à son auteur une campagne de dénigrement et de mise en quarantaine, le penseur a combattu pied à pied, et sur des décennies, les idées wahhabites propagées par le mouvement. Il opposait ainsi au slogan wahhabite proclamant que «l'Islam est une religion et un Etat», sa propre conception de «l'Islam, en tant que religion et nation». Cette divergence portait aussi sur l'interprétation de la Sunna, point essentiel de friction avec les gardiens de l'orthodoxie intransigeante. Djamal Al-Bana était, en effet, partisan de la référence au seul Coran, pour éviter les interprétations fallacieuses et enclines à la violence des Hadiths. Il avait publié plusieurs ouvrages dans ce sens, en recommandant, en particulier, d'expurger la somme des Hadiths de Mouslim et Boukhari, des textes ne constituant pas une obligation. Ce texte s'appuie sur un autre ouvrage, «Djinayet Qabilat Hadathana» (le délit de la tribu des rapporteurs) où il critiquait la chaîne des rapporteurs de Hadiths, toujours précédés de la mention «Hadathana» (il nous a été rapporté). L'intellectuel est allé encore plus loin en ce qui concerne la place de la femme dans le monde musulman, avec son livre «La femme musulmane, libérée par le Coran et ligotée par les théologiens». À l'encontre du dogme établi en la matière, il professait que le voile n'était pas une obligation et qu'il avait été imposé uniquement aux épouses du Prophète. De là à proclamer que la femme a le droit de diriger la prière collective, si elle a les compétences requises, il n'y a qu'un pas que seul Djamal Al-Bana a osé franchir. Quel que soit le jugement que l'on peut porter sur sa personne et sur son œuvre, Djamal Al-Bana restera pour beaucoup l'homme qui a toujours refusé d'entrer dans le «Jardin aux fruits délicieux» que faisait miroiter son frère aîné pour l'amener à adhérer à son mouvement. L'homme qui ne s'est pas laissé griser par les sirènes du pouvoir ou par l'appel lancinant et enivrant du fauteuil. La «Maladie du fauteuil», qui peut se confondre aisément avec le «Fauteuil du malade», c'est le sujet que l'écrivain Ala Aswani propose à notre réflexion. La «Maladie du fauteuil», ou «Chairophilia», comme il le précise, est une maladie qui pousse l'homme à lutter pour un seul objectif : accéder au fauteuil. Concernant le cas particulier de l'Egypte Aswani affirme qu'un égyptien sur trois est atteint de cette maladie, qui touche aussi 60% des gens qui participent aux débats télévisés et contamine jusqu'à 95% des ministres. Pour ces derniers, il suffit, selon l'homme de lettres et chroniqueur, de rappeler que depuis 1952, le nombre de ministres ayant démissionné en Egypte se compte sur les doigts des deux mains (une seule main en Algérie, je crois). L'écrivain note que cette «Maladie du fauteuil» semble prendre l'allure d'une épidémie, ces jours-ci, avec l'avalanche de louanges qui assaille le général Sissi. Il relève la plus énorme affirmant que «Sissi est un don du ciel, comme l'Egypte n'en connaît qu'une fois par siècle». Pour détecter cette maladie, pratiquement incurable, Ala Aswani propose de soumettre les ministres, en place, ou candidats au poste, à un test, élaboré par un sociologue allemand, et que je propose ici aux intéressés : 1) Êtes-vous heureux par le simple fait que le président vous regarde et vous sourit ? 2) Si le président vous agonit d'injures, en présence de vos collègues, considérez-vous que c'est une distinction ? 3) Estimez-vous qu'il est de votre devoir d'exprimer votre admiration et votre soutien à toutes les décisions de votre président même si elles vont à l'encontre de vos idées ? 4) Lors du Conseil des ministres, si le président vous demande de lui ramener le cendrier qui est près de vous, au lieu de s'adresser au préposé habituel, obtempérez-vous sur-le-champ, et êtes-vous heureux de le faire ? 5) Si le président te jette un regard morose, ressentez-vous de la peur et soupçonnez-vous un collègue de complot ? Faites-vous encore plus d'efforts pour flatter le président et lui rendre le sourire? 6) Si le président parle d'un sujet dont vous êtes le spécialiste et qu'il commet une erreur, gardez-vous le silence estimant qu'il est peu seyant de faire remarquer au président qu'il s'est trompé ? 7) Considérez-vous que la perte de votre ministère est la pire chose qui puisse vous arriver ? 8) Êtes-vous plus heureux lorsque les gens vous appellent «Monsieur le Ministre», que s'ils vous appellent par vos titres scientifiques ? 9) Considérez-vous que tous les opposants aux politiques du président comme des mercenaires à la solde de l'étranger, comme des cellules terroristes dormantes, une cinquième colonne, ou encore comme des ignorants, des attardés et des idiots ? 10) Si les décisions du président aboutissent à l'arrestation ou au meurtre de citoyens innocents, ou à la violation d'un quelconque droit humain, estimez-vous qu'il s'agit de dépassements isolés, et êtes-vous capable de mentir pour dissimuler les crimes du président ? Avec moins de trois réponses positives, le ministre ou le ministrable est indemne de cette maladie. Entre trois et cinq réponses par oui, il est susceptible d'être atteint. Enfin, s'il y a entre six et dix réponses positives, c'est qu'il est profondément atteint. Voilà un test qu'aurait rejeté Djamal Al-Bana, mais qui peut se révéler passionnant, pour d'aucuns, en prévision des présidentielles d'avril prochain !