Par Salem Hammoum L'espoir à un rêve se résume en quelques mots simples : ne pas baisser les bras devant l'adversité et puiser dans ses dernières ressources pour trouver le courage de faire face aux situations les plus difficiles que le destin a mises sur notre chemin le jour même où il a parsemé de miel celui des autres. Cela relève de cet altruisme qui anime, par exemple, un joueur de football qui, après avoir traversé tout le terrain, résisté aux coups défenseurs et mis hors champ ses adversaires, sert sur un plateau royal un de ses coéquipiers qui n'a qu'à marquer devant la cage vide. Voilà comment est façonné cet enfant humble des forêts akfadouciennes que, commentant un pan de vie de l'un de ses amis qu'il a rencontré à Paris quarante ans après une séparation dictée par le sort, s'exprime celui qui porte la vie en bandoulière. Lui est parti dans un coin de France parce que marqué par des événements ayant secoué sa famille durement éprouvée durant la révolution et son ami resté au pays parce qu'appelé à prendre la relève d'une famille qui se cherchait dans la jungle d'une vie décidément pas facile à vivre. Khellaf a émigré non pour répondre aux chants des sirènes, mais pour assumer son nouveau rôle de chargé de mission humanitaire pour sa famille, ses amis et ses proches qu'il s'employait à aider du mieux qu'il pouvait. Le tout sans lésiner sur aucun moyen. Y compris de puiser dans ses réserves financières de secours ou casser sa tirelire. Et si, d'aventure, il recevait la visite d'un malade ou d'un homme éprouvé, il sait lire le désarroi dans ses yeux emplis de cette joie ineffable qui se dégage de tout son être à l'idée de guérir un jour. Et alors là, il ne compte plus pour aller de son geste désintéressé offrir son aide et son soutien... Et c'est un tableau émouvant que dresse Khellaf de son ami dont il connaissait si bien la générosité même au summum de sa forme : «Notre cher ami est tel le phénix, avide de savoir et toujours en quête de vérité. Il aime écouter sans interrompre ses interlocuteurs, fussent-ils ses adversaires. Une qualité rare de nos jours où le virtuel transcende le réel dans une époque où on est plus connecté avec des personnes lointaines qu'avec celles dont est en contact visuel et charnel. (Devant les yeux, loin du cœur et inversement aimait à le répéter le poète...).» Et nous voilà donc repartis pour un autre échange d'amitié désintéressée. Rehaussée par ces deux personnes qui ont renoué après une longue rupture réactivée à l'issue d'une éternelle période d'absence, la journée s'est passée à épouiller les moindres souvenirs pour en prospecter les sentiers escarpés. «Nous avons évoqué le passé et parlé de leur futur incertain. Tout un paradoxe, car c'était une époque à la dualité marquante. Certes miséreuse par ses côtés stressants mais en même temps heureuse par la confiance, la solidarité et tout le respect qu'ils portaient comme viatique». Inoubliable aussi fut la période euphorique de son ami condamné à vivre avec sa petite moto, une Yamaha qui rendait service aux jeunes de la région transformant l'époque en épopée en faisant un pied de nez aux 4x4 qui commençaient à essaimer en ville. «Pendant les fêtes, et même s'il était souffrant, il ne ménageait aucun effort pour rendre attractives les soirées. Il chauffait le bal (urar) avec sa derbouka en peau de poisson, instrument qu'il fut d'ailleurs quasiment l'un des premiers à introduire en Kabylie, lui qui se revendiquait de plusieurs cultures du pays. Il fut le premier au sens propre et figuré à jouer de cet instrument, ne se faisant au passage pas que des amis dans ce cercle pas facile à percer à l'époque dans la région. A ce propos, il était fier avec son métier d'enseignant (très valorisant en ces temps-là)». Khellaf, un tantinet entreprenant, savait dérouler sa trame quand il voulait bien pénétrer les secrets les plus profonds. Comme révéler que son jeune ami se lançait en fait le défi de prouver à son père décédé, alors qu'il n'avait que neuf ans, que la vie s'amuse à nous donner plus que ce qu'on lui offre. Puis il a été question de la vie dénuée d'apparence physique et faisant abstraction de tout matérialisme. Celle-là reste surtout ce qu'elle n'a jamais cessé d'être : une énigme. De ce postulat, il a mis au grand jour l'héroïsme qui n'a jamais cessé de frémir et cessé d'être : un idéal pour ceux qui en savent les secrets les plus profonds, gens du village et de ses symboles, s'attirant dans la foulée les foudres de certaines personnes qui ne voyaient pas d'un bon œil ces projets hautement symboliques. L'écho de cette révélation a fait du bien à la région. Et si je vous raconte ça, c'est Khellaf qui parle pour évoquer aussi son moral d'acier et réaffirmer avec force que là où les gens baisseraient les bras devant la moindre attaque, lui ne cède pas devant la première des injustices. Les gens méritants n'attendent pas longtemps pour voir leurs actes portés aux nues. N'en déplaisait aux faiseurs et défaiseurs de carrières. Et c'est fort justement qu'il récolte les fruits de son courage de dire et de crier haut et fort la vérité, fut-elle blessante. Car pour Khellaf, son ami est un miroir qui capte la lumière interne des êtres et les éclaire avec la fluorescence de ses plumes naturelles. Un triste jour de janvier 1960, les paras avaient surgi de nulle part pour embarquer son père, le chahid Hammar Ferhat, chef de front FLN au village Ihitoussene et le chahid Moussaoui Tayeb. Partis sur ses traces sur la piste enneigée vers Tavouchicht, ils retrouvèrent sous 50 cm de neige les pantoufles gorgées de sang que le père mettait dans ses bottes en hiver pour se réchauffer du froid. Un peu plus tard, ils le découvriront la tête éclatée par une balle tirée à bout portant par un fusil Garant, allongé près de son compagnon d'infortune Moussaoui Tayeb, un transporteur sur lequel fut retrouvé un lot de médicaments de premiers soins destinés aux maquisards. Khellaf avait alors bouclé ses six ans. Un âge où le mot «mort» avait un sens qui échappait à son innocence d'enfant qui ne saura pas qu'il venait d'être définitivement séparé par l'absence de son géniteur qui le marquera d'une façon indélébile. Et lorsque l'occasion se présenta à lui de passer de l'autre côté de la Méditerranée en 1978, il saisira au vol cette opportunité pour ne pas avoir à vivre les affres d'une ségrégation intérieure préférant affronter les brimades de l'étranger aux regards de l'autre et ceux des autres aux siens... cela bien qu'il n'ait presque jamais à les subir ouvertement en terre coloniale, lui qui savait faire montre d'une éducation exemplaire aussi bien dans ses relations que dans son comportement avec les autres communautés, groupes ethniques et confessions diverses. Ainsi forçait-il chaque jour un peu plus le respect et l'admiration de tous.