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NOMADE BRÛLANT D'AMINA MEKAHLI
Les voix de l'exil, le tragique de la condition humaine
Publié dans Le Soir d'Algérie le 10 - 02 - 2018

Dans ce «livre nomade» où le souffle puissant de la poésie fait jaillir de délicieux mirages et sculpte des formes irréelles dans l'océan de sable, Amina Mekahli explore un rêve lumineux, une relation particulière de l'homme avec l'invisible. Le désert : un espace favorable à tous les tourments, à toutes les libertés aussi...
Un espace peuplé de solitudes, d'errances, de quête de soi, de songes cathartiques. Ne serait-ce pas, plutôt, la grande ville et ses lumières, ses foules, qui est un désert de solitudes glacées ? Nomade brûlant, le second roman d'Amina Mekahli, suggère déjà une parabole : la bougie qui se consume en éclairant. Dans le prélude à cette œuvre littéraire composée en triptyque, le personnage narrateur du deuxième volet (et aussi personnage central du roman) cherchait «une voix particulière», celle qui ferait fondre son silence tout en le créant, lui : «Et elle a jailli un jour — grand mystère des rencontres —, comme revenue de mon désert, du sable et du vent. Je l'ai nourrie patiemment de mémoire, de souvenirs et certainement de beaucoup d'oubli. Et elle a su descendre, lentement, comme une sève brûlante, jusqu'aux racines de mon arbre, de tous les arbres. Elle en est remontée un soir à la lueur d'une bougie, alors que je la croyais disparue chez les ancêtres, avec un miroir mystérieux reflétant mon image ou peut-être la leur, qui a été enfouie jadis dans le sable... Ce miroir mystérieux qui, grâce à la magie des mots, est devenu aujourd'hui : Le livre nomade.»
Le lecteur se voit ainsi offrir, spontanément, une entrée tranquille et silencieuse dans le rêve, comme un navire entre les jetées. Pour un voyage au plus profond de la réalité ontologique, dans les territoires mystérieux qui ressuscitent dans la mémoire d'un homme qui chemine à travers la poésie (soufie) qui l'habite.
Nomade brûlant est un roman-poème. Un texte très abouti par ailleurs, le mélange judicieux (et surtout très harmonieux) de prose et de poésie soufflant, ici, comme un petit vent frais dans l'espace de la création littéraire algérienne. Après Le secret de la girelle, un premier roman sorti en 2016 et déjà plein de promesses de chaleur et de lumière, Amina Mekahli hisse encore plus haut l'exigence formelle. Cela témoigne d'un sens esthétique éminent, d'une philosophie des beaux-arts, qui, chez l'auteure, se manifestent par le mélange des genres et des formes d'expression, par l'usage de procédés scripturaires riches et créatifs. 
En entrelaçant prose, poésie et imaginaire libre, débridé, l'écriture produit des effets de polyphonie narrative aux résonances étranges, mais toujours au diapason de l'étendue des sons que parcourent les voix de l'œuvre, des plus graves aux plus élevés. Amina Mekahli explore, dans cette écriture, la musicalité du rêve et de la mélancolie chez les êtres capables d'affections vives et profondes. Elle met en rythme des silences étouffés, des voix éteintes, des secrets qu'on détient et qu'on brûle de divulguer, des peurs qui fouettent l'imagination, des songes qui s'épanchent dans la vie réelle, des étreintes esquissées et inaccomplies... Ecriture spectrale, solaire, arc-en-ciel.
Littérature singulière et plurielle à la fois, hospitalière à toute forme de vie, ouverte au lecteur qui attend la rencontre et l'imprévu qui régénèrent la mémoire. Roman de l'altérité et de l'identité qui se réverbèrent dans un double exil : celui intérieur et intime, et l'exil de l'errant apatride.
«Je me languis du pain de ma mère/Du café de ma mère/Des caresses de mamère/Jour après jour/ L'enfance grandit en moi/J'aime ma vie/Car si je meurs/J'aurai honte des larmes de ma mère», chantait Mahmoud Darwich. Le grand poète palestinien (dont l'auteur cite un extrait d'une autre œuvre, prologue à la première partie du roman) rêvait d'un monde à réécrire...
L'invitation au voyage intérieur et au voyage dans l'imaginaire signifie, pour le lecteur, une entrée et un cheminement dans le rêve qui l'éloignent de toute forme de linéarité conventionnelle. Le titre «Nomade brûlant» illustre d'ailleurs bien le nœud de tensions contradictoires, les indicibles douleurs qui transcendent les notions d'espace, de temps, d'identité, de liberté ou d'exil, voire même de polyphonie ou de voix en contrepoint. Dans le premier volet du triptyque («La mise en scène»), Amina Mekahli fait tout de suite pénétrer le lecteur dans un univers particulièrement troublant. L'écriture spéculaire accentue le réalisme brumeux et l'atmosphère élégiaque de ce qui se présente comme un décor de théâtre et de ce qui a lieu, ensuite, en dehors du cadre. L'histoire du Nomade brûlant commence par une mise en scène via des procédés narratifs visant à régler le jeu des acteurs, à révéler quelques-unes de leurs facettes et à entreprendre une première incursion dans le labyrinthe de la mémoire.
«Tu sais, tu me demandes aujourd'hui qui je suis ? Je suis l'enfant d'un peuple qui a eu peur. J'ai attendu la nuit, en espérant qu'elle m'apporterait une inspiration quelconque ; la nuit est venue les mains vides, le visage inquiet et la langue lourde. La nuit est venue avec le cœur noir, les idées noires et le silence de la vengeance. Alors, j'ai attendu le jour, mais sans grand espoir ; j'ai décidé d'offrir ma page blanche à cette clarté du jour et de ne rien faire d'autre qu'attendre. Et jour après jour, j'ai dompté le silence et traîné ma plume. Et voici mon manuscrit que je te donne aujourd'hui», réplique le «nomade» à son éditrice, dans une partie de la scène, dialoguée. Les ellipses temporelles, les jeux de miroir et de sens, les changements de voix et de ton vont ainsi multiplier les effets de mise en abyme, laissant entrevoir une autre histoire, parallèle à celle suivie par le lecteur au début du roman.
Notamment lorsque le «nomade» dit avoir pris conscience de la «chose importante» qui est la suivante : «Brûler son identité n'est pas du tout facile à faire, c'est un suicide plus laborieux, plus lent et plus définitif que la mort elle-même. Mais brûler l'identité d'un peuple est le crime ultime : celui qui tue par-delà la mort elle-même.»
à travers ces deux passages cités, on peut déjà dire que le roman pose une problématique qui est fondée sur la mise en scène d'une double injustice : la violence de l'Histoire et les ruines qu'on porte en soi ; le drame de l'exilé, ce mort en sursis qui est le spectre de sa propre perte.
Le livre s'ouvre sur un étrange univers de lumières, de sons et de voix. La prose d'Amina Mekahli bat au rythme du mouvement qui agite la grande maison où l'histoire commence.
 Une propriété somptueuse avec un grand jardin, des gardes, des policiers, une nuée de paparazzi qui campent sur les lieux, un important dispositif de sécurité, la chasse au scoop, un écran géant, une «fourmilière de domestiques en uniforme», une immense bibliothèque, une dame très classe et comme se préparant à faire la une d'un magazine de mode... «Le grand écran au-dessus d'un bureau gigantesque», c'est «encore une idée de Claire» (le prénom de cette grande dame et maîtresse des lieux). Et «elle s'est battue pour en avoir un à coups d'arguments, tous liés à la renommée vertigineuse de son fils, un grand psychiatre devenu une référence mondiale grâce à ses nombreuses publications et aux résultats de ses recherches.» 
Dans cette première partie du roman, le côté théâtral est souligné par le style quelque peu exagératif de l'auteure. Le langage ne s'embarrasse pas de chichis pour raconter les choses en grand. Mais un langage vivant, concret, coloré, surprenant et surtout d'une intensité dramatique telle que son contenu en devient hautement émotionnel. Le lecteur se laisse emporter par le mouvement, la vitesse, la sensation. D'autres personnages entrent en scène : le coiffeur de Claire («Il n'est pas uniquement son coiffeur, il est un peu comme la fille qu'elle n'a jamais eue, il est son miroir grossissant») ; Ben, le fils de Si Hamza, un émigré algérien ; Serge, le chef des agents de sécurité et le supérieur de Ben, son ami (les agents travaillent pour Madame Claire) ; les familles de Ben et de Serge ; Georges, le mari de Claire ; Adam, le fils aîné de Serge ; l'éditrice du psychiatre... Justement, le bruit avait couru que le célèbre fils de Claire était mort terrassé par une crise cardiaque, ce qui explique toute agitation et la présence des nombreux journalistes et photographes. Il s'avère que ce mystérieux personnage est seulement «mort pour le reste du monde». Il s'apprête à quitter la somptueuse résidence pour rencontrer son éditrice dans un endroit tranquille... Au programme, la signature d'un contrat d'édition pour la publication d'un manuscrit qui promet la révélation de certains secrets et de vérités inconnues du public s'agissant du psychiatre, de Claire et d'autres personnages. «Je n'arrive pas à croire que tu vas oser publier cela ? Enfin... je ne sais plus, dit l'éditrice qui semble prise de panique mais dont les yeux brillent d'une lueur indéfinissable, celle de la victoire.» L'éditrice avait flairé la très bonne affaire, toutes ces choses de l'intime écrites noir sur blanc. Quant au dernier chapitre du manuscrit, le psychiatre attend «encore de le vivre» pour le remettre à son éditrice. «Ne t'inquiète pas, c'est moi l'étrange étranger... Je suis le dernier chapitre de beaucoup de livres : certains livres déjà fermés et d'autres pas encore ouverts...», a-t-il tenu à rassurer son éditrice.
Dans cette dernière scène de la première partie du roman, le lecteur comprend que l'auteur du manuscrit s'apprête à dévoiler «le secret gardé depuis si longtemps sur (ses) origines et (sa) véritable identité» (lui qui reste encore un personnage sans nom, le seul à l'être dans cette histoire, sauf si on ajoute l'éditrice). Autre détail, à propos de son fils, un bébé mort-né : «La mort vous ouvre les yeux, dit-on... Et moi, la mort de mon fils m'a fait basculer dans l'autre monde. C'est ce jour-là que j'ai commencé à écrire ce manuscrit comme un journal intime d'abord. J'ai commencé à écrire pour ne pas continuer à vivre dans le mensonge et pour ne pas oublier l'essentiel : le peu qui me restait pour me sentir humain...» L'écriture pour trouver le moyen de continuer, de survivre, de se réconcilier avec la mémoire, les êtres et les lieux, de chercher son passé pour reconstruire un présent douloureux. Le deuxième volet du roman est un récit plutôt introspectif, intimiste, centré sur le personnage narrateur qui, dans le prélude, voulait déjà raconter son «insignifiante petite histoire», alors qu'il est un «bon intégré» dans la société française. Ce texte préliminaire interrogeait la généalogie d'une perte, comme une malédiction : un nom et une voix adultérins, enfants bâtards de l'Histoire. «Quand je suis arrivé en France, durant les toutes premières années, je n'ai vécu qu'au présent. Mon passé, lui, complètement disparu, avait recouvert mon improbable futur d'un voile de silence et de confusion. Et aujourd'hui, me voilà encore là, debout dans mes rêves sur les braises de mon feu intérieur. Je suis debout sur le pas d'une porte, en haut d'un escalier et prêt à descendre pour retrouver mes traces en bas sur le sable. Je vois la route qui me mènera vers ma langue maternelle ; mais je ne sais plus marcher. Je me suis mis alors à la recherche d'une voix au milieu de cette confusion, pour qu'elle porte jusqu'à vous mon histoire. Mais je cherchais une voix particulière capable de faire fondre enfin mon silence tout en me créant, moi, le personnage de ce roman que vous avez entre les mains», disait le préambule. Nous sommes bien dans la poésie, et cette histoire est une parabole sur la liberté et sur la vanité des possessions terrestres. 
Le Nomade brûlant représente tout homme épris de liberté. La liberté est le personnage le plus important de cette histoire. Dès lors, on comprend que les personnages qui ont alimenté la «confusion» (dans le premier volet du triptyque) sont plutôt des personnifications, des stéréotypes qui permettront de mettre ensuite le manuscrit au premier plan pour servir de symbole.
Obsession filiale de l'enfant. La mère et la terre, si lointaines à présent. Réminiscences de l'enfance avec «ses fables et ses larmes» (André Chédid). C'était l'enfant d'avant l'exil, d'avant la mort. Dans «Le manuscrit» (deuxième partie du roman), le Moi narrateur invite à une immersion sans concession dans l'esprit d'un homme qui, il y a très longtemps, a vécu une autre vie : «Petit garçon, il a connu la guerre, enfant de nomades attachés comme des chiens avec des chaînes longues comme un village et hautes comme un mirador. Combien étaient-ils ces déracinés comme sa mère et son père, arrachés à leur étoile et à leur soleil, séquestrés dans ces prisons à ciel ouvert, dans ces camps de regroupement... ?» (quatrième de couverture). La guerre d'Algérie... A seize ans, l'enfant de nomades «sédentarisés», par ailleurs un brillant élève, est adopté légalement par un couple de Français sans enfant. Changement de vie, de continent, de peau, d'odeurs. La «ville lumineuse» a chassé le désert («aussi grand que les souffrances de ma mère»). 
La «mère de la civilisation», autrement dit la marâtre, le prend sous son aile pour faire de lui le brillant psychiatre et écrivain qui, aujourd'hui, a décidé de redevenir maître de son destin. Le fatum en trois actes d'une réconciliation, d'une reconstruction des ruines qu'on porte en soi. Une catharsis, une expérience thérapeutique qui, pourtant, porte déjà les signes de l'inachevé : «Ma mère qu'est-elle devenue ? Elle serait peut-être fière de moi, ou peut-être pas. Me voir en habit emmailloté dans la civilisation, clinquant, qualifié aux normes, un col serrant mon cou de chameau amnésique et un smoking comme ceux loués chez les morts. Elle penserait évidemment que c'est haram de porter un habit de mort...»
Dans ce monologue intérieur à la première personne (qui se transforme parfois en soliloque hallucinatoire), le chant d'amertume opère une dichotomie entre présent et passé, entre tradition ancestrale et une certaine modernité (occidentale), entre espace de liberté (le désert) et espace clos de convenances, de stéréotypes et du paraître... Le narrateur a perdu son âme, il ne fait plus partie des «Rahallas», les nomades libres comme le vent, ces «êtres de la belle étoile et du soleil». Quoique... Car le colonialisme est passé par là et, depuis, les nomades meurent d'une étrange «maladie qui s'appelle : la sédentarité».
Les blessures de l'Histoire peuvent-elles cicatriser ? «Le colon d'hier est devenu aujourd'hui mon voisin, mon ami, mon père ou mon beau-père, mon patient et mon malade... Je suis un apatride toute honte bue.» Le «bon intégré» est même devenu très célèbre depuis la sortie de son livre où il traite de la thérapie de la peur. Et comment lui-même pourrait-il guérir de la peur de l'exil ? La peur du labyrinthe (le présent). Une ombre «dans le présent des ombres», et qui vit sous la malédiction d'un feu qui brûlait tout. Mais, tout comme l'un de ses patients qui avait guéri de la peur, le narrateur a fini par trouver une issue : «Je venais de retrouver la clé de la porte de ma mémoire et celle de mon peuple refoulée en moi. Je venais de mettre le doigt non pas sur le mien seulement mais sur le traumatisme collectif de tout un peuple qui avait affronté la plus grande des peurs : la peur de disparaître.» Mieux encore, son entreprise de regénération intérieure lui fait ouvrir une autre porte, celle de la terre natale. Un rêve fou... «Est-ce que moi, le petit nomade du désert devenu citoyen français, professeur de médecine et chef de clinique, fils et petit-fils de nomade, ne suis-je pas, inconsciemment, en train de revendiquer, par l'éventualité de ce mariage, ma part d'héritage de cette terre sacrée la mieux gardée par Dieu et les hommes : la virginité d'une jeune mariée ?» S'ouvre alors le troisième volet du triptyque, intitulé «Le Bûcher».
Le feu qui donne l'empire du monde. Les feux du firmament, de la nuit. Le supplice du feu. Pour que tout s'éclaire enfin ! «Si je ne brûle pas /Si tu ne brûles pas/Si nous ne brûlons pas/Comment les ténèbres/Deviendront-elles clarté» (Nazim Hikmet, cité par l'auteure). Dans cette troisième partie, dialoguée, tous les protagonistes de l'histoire sont réunis pour des prises de parole qui induisent des révélations, des explications, des renversements déroutants. Tout cela pour suggérer que la folie, toute relative, est un enseignement. «N'oubliez jamais, que quelle que soit la force de la langue qui est la vôtre, elle ne sera jamais entendue si elle n'a pas de voix. Murmurez, mais ne vous taisez jamais !» La voix d'Amina Mekahli se fait parfaitement entendre dans cet habitat poétique protéiforme.
Hocine Tamou
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Amina Mekahli Nomade brûlant, Editions Anep, Alger 2017, 226 pages, 700 DA


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