Cette œuvre un peu particulière se décline comme une douce invitation à passer de l'autre côté du miroir. Le récit est étourdissant, mais le lecteur y pénètre volontiers, car vite conquis par les prévenances de son hôte. Dans Un cœur à prendre, Tarik Djerroud réussit une adroite combinaison entre l'univers de la création littéraire et le polar. Le roman mêle réalisme et imaginaire, deux registres parfois bousculés par l'effet du fantastique et par des rebondissements inattendus. L'autre originalité de l'auteur, c'est de donner à lire une histoire en apparence «légère», virevoltante, qui au fond prend l'allure d'un véritable voyage initiatique. Apprendre à se connaître soi-même grâce à l'école de la vie et de l'humain, voilà où nous entraîne ce récit plein d'enseignements. «Riche en rebondissements et gavé de verve poétique sur fond épistolaire et spéculatif, Un cœur à prendre est une vertigineuse traversée du miroir de l'âme humaine qui interroge l'homme sur ses valeurs, ses caprices, son bon plaisir, en le mettant face à ses choix et ses contradictions», est-il justement signalé en quatrième de couverture du roman. Aller à la découverte d'un monde ambivalent, à la fois familier mais si différent et pouvant réserver bien des surprises : quel est le lecteur curieux comme un enfant qui n'en a pas rêvé ? Voyage dans une autre dimension, comme celui extra-corporel ou de dédoublement. Oui, pourquoi pas ? Avant de démarrer son histoire, le narrateur prend la précaution d'avertir son lecteur qu'il reste à ses côtés pour l'accompagner (discrètement) dans cette singulière «traversée du miroir». Il ouvre déjà la porte à son invité, par simple politesse : «Reprends ton souffle ! Ce n'est pas par opportunisme, et ni par égoïsme non plus que je m'adresse à toi. Et, d'avance, je te prie juste de lire cette lettre, mot à mot et de méditer ma situation. Il s'agit, en fait, de mon ultime enquête, brûlante et inoubliable, insolite à bien des égards, comme marquée profondément par un fer rouge sur mon cœur et tatouée odieusement sur l'épiderme de ma mémoire. Pour le moment, si ce n'est pas encore une descente aux enfers, cela y ressemble. A moins que...» Bien sûr, il n'a pas d'autre choix de s'adresser à son invité, qu'à travers le personnage invisible que représente le destinataire de sa longue lettre (le récit qui va suivre). Le «cher Maître et ami» est évidemment une allégorie du lecteur complice et souverain. Dans cette courte introduction de deux pages, il y a aussi la chute finale de la lettre. Cela sonne comme une épigraphe d'une histoire à lire d'une seule traite : «N'est-ce pas lorsqu'on a tout perdu qu'il faut rêver de salut et de bonheur ?» Le recours à la poésie pour modifier l'orientation du miroir... ou alors la philosophie ? Dès l'entame du récit, la figure socratique du père du narrateur jette déjà un éclairage sur le voyage proposé pour savoir le monde. «Passionné de peinture, féru de lecture, les livres de Socrate constamment à son chevet, mon père fut un homme pour qui la curiosité était une seconde nature et le raffinement habitait son âme depuis sa tendre enfance. A ses heures, citant le penseur grec, il me répétait dès qu'une occasion se présentait : «Avant de connaître une femme, on voudrait bien l'aimer. Cependant, dès qu'un homme connaît une femme, il devient vite philosophe. Ce qui est une bonne chose», écrit-il au seuil du récit liminaire que n'aurait pas contredit Jacques Dyssord, lui qui disait dans un aphorisme : «En amour, on commence par la rhétorique et on finit par la philosophie.» Allons-y pour la rhétorique ! «Par un vendredi d'un charme résolument estival, aux aurores rougeâtres appelant à une douce plongée sous-marine, un coup de fil me tira du lit tel un chat chassé par son maître dont il disputait la douceur du lit. Les yeux à peine ouverts, j'étais loin d'imaginer ce qu'on allait m'annoncer : un double assassinat à Tizi, un homme et une femme étaient passés de vie à trépas», ouvre le narrateur en guise de premier clap. Une entrée en scène qui promet une histoire à suspense. Cela augure certains plaisirs propres au roman policier, doit se dire le lecteur en attente de basculer vers un monde au climat anxiogène. Action ! Un cœur à prendre sera une expérience émotionnelle que le lecteur pressent, dès ce moment, de partager. Le jeune détective, tiré du lit, va mener l'enquête. Tout en sachant que «les enquêtes sont plus que des corvées, ce sont parfois de véritables casse-têtes dont le tapage dure tant que le Mal est en liberté !» Il se rend aussitôt à Tizi, un village jusqu'alors anonyme et désespérément paisible. Et voilà que la chronique champêtre est défrayée par la disparition tragique, à quelques minutes d'intervalle, de deux vieilles personnes. L'imam et la sage-femme (lqabla) ont été tués d'un coup à la nuque asséné avec un objet contondant. Ce vendredi matin, à Tizi, c'est aussi le jour du mariage de «la fille aux mille et un prétendants». Oui, l'enquête sera un casse-tête pour le narrateur. Pas d'indices, pas d'arme, aucune piste sérieuse. L'omerta, la loi du silence, que des choses lisses et sans relief... Quoique l'enquête piétine, le lecteur ne s'ennuie jamais : en plus du «minimum syndical» (sic) fourni par les investigations du narrateur, il y a surtout le plaisir de la lecture. L'auteur a le pouvoir des mots, il sait utiliser les images et jouer avec les phrases. Sa galerie de personnages s'étoffe au fur et à mesure. Des personnages décrits de manière vivante, devenant de plus en plus complexes et intéressants et qui se chargent d'améliorer, voire de relancer l'intrigue. Grâce à eux, l'histoire racontée offre bien des surprises au lecteur. Il arrive aussi que la tenacité paie, quand certaines langues ne demandent qu'à se délier... «L'homme n'est ni ange ni bête, et le malheur est que qui veut faire l'ange, fait la bête», disait Blaise Pascal. Les effets de surprise, c'est justement ce que l'enquêteur parvient à découvrir derrière les apparences et le paraître de gens grimés en comédiens. Parfois, il suffit de gratter une vieille plaie, une vieille blessure d'amour-propre... Ainsi pénètre-t-on, un peu par effraction, dans un monde pas si idyllique que ça. Certes, il y a les sots, les naïfs, les rêveurs, les rangés, les amoureux, mais ils ne font pas le poids devant d'autres protagonistes autrement plus intéressants que toutes ces victimes au sort prédestiné. Ces autres espèces que renferme le genre humain et qui vampirisent les premières, ce sont les charlatans, les faux dévots, les hypocrites, les imposteurs, les pervers... Tizi, un village où il fait bon vivre quand l'argent mal acquis, le vice, la jalousie et bien d'autres dérèglements sociaux y ont fait leur nid. Sans doute pour mieux corser l'affaire, le narrateur s'arrange pour tomber amoureux à son tour. En venant allonger la liste du millier de prétendants, il ne pouvait pas se douter qu'il allait se casser le cou. La chute est terrible et le passage brutal à une autre réalité lui fait voir sa propre faiblesse, sa vulnérabilité, son égoïsme, sa cruauté... Toutes choses qui l'interpellent pour donner un sens à sa vie, aujourd'hui conscient que «le plus haut degré de liberté est la liberté d'être soi-même». Au fond de sa cellule, le narrateur a sûrement médité ces mots de Marcel Proust : «Le mal seul fait remarquer et apprendre, et permet de décomposer les mécanismes que sans cela on ne connaîtrait pas.» Fin de la représentation. Tarik Djerroud a joué une belle pièce, la preuve d'un écrivain en devenir et qui toujours étonnera ses lecteurs. Hocine Tamou ..................... Tarik Djerroud, Un cœur à prendre, Tafat Editions 2013, 164 pages, 300 DA