Par Arezki Metref [email protected] Nous étions dans les décombres encore fumants des événements d'Octobre 1988 lorsque l'on m'invita à faire partie du jury du Festival international des Migrations-Immigrations. C'était un festival de cinéma qui se tenait du 15 au 22 octobre 1988 à Lyon. A Vénissieux, plus exactement. L'atmosphère tendue, confinant au tragique, conférée à l'Algérie par ce qui venait de se passer avait fini par traverser la Méditerranée. Les Algériens vivant en France en étaient tout imprégnés et, parmi eux, on ne parlait que de ça. Que s'est-il passé ? Y a-t-il eu des manipulations ? Quel clan a agi en défaveur de quel autre ? Est-il vrai que l'armée a tiré sur des mioches ? Soif d'infos... Et colère ! Désenchantement ! A peine arrivé, un étudiant algérien en cinéma me mit le grappin dessus. Il tournait un documentaire sur le retentissement de la cassure d'Octobre dans l'immigration algérienne. Mon appartenance à l'équipe d'Algérie Actualité l'intéressait en tant qu'observatoire de la vie sociale et politique en Algérie. Cependant, je refusai. Pour quelle raison ? Sincèrement, je ne saurais le dire. Peut-être que, consumé encore par le chaudron algérien, je n'avais guère envie de participer à ce discours formaté, de mise en France en ce temps-là. Et de ce point de vue, je ne crois pas que les choses aient radicalement changé. Ou peut-être alors avais-je peur qu'on me reproche de dire ce que je pensais depuis le territoire de l'ancien colonisateur. J'avoue que je n'étais pas encore vacciné contre le délire obsidional. La trouille des procès en sorcellerie à quiconque exprimait un point de vue critique depuis l'étranger, et singulièrement la France pour les raisons que l'on sait, était alors bien plus forte qu'aujourd'hui. Il a fallu passer 20 ans en France pour comprendre que le lieu où l'on vit ne change pas profondément ce qu'on pense, à condition bien sûr que ce que l'on pense ait été construit sur du solide. Peut-être enfin, et vraisemblablement, n'avais-je pas tout compris. Avais-je agi avec cette humilité qui vient de l'inconscient ? Quoi qu'il en soit, même en Algérie, à ceux qui, par excès d'optimisme ou de pessimisme, tirent des conclusions définitives trop hâtivement, je préférais plutôt cette catégorie de personnes qui ont la conviction que tout événement, a fortiori historique, a besoin d'une décantation pour livrer tous ses sens, ou à tout le moins quelques-uns. Donc je refusai. Et aujourd'hui, en y repensant, je le regrette. Si cet étudiant algérien dont malheureusement je n'ai pas retenu le nom, lit ces lignes, qu'il sache que si c'était à refaire, je ne refuserais pas. Pourtant vingt-sept ans plus tard, je ne suis toujours pas certain de savoir quoi déclarer sur les faits. Mais revenons au cinéma. A vrai dire mes souvenirs sont assez confus. Parmi tous les participants à ce festival – Rachid Bouchareb alors jeune cinéaste, Medhi Charef, Rochdy Zem peut-être, l'acteur Hammou Graïa, Hocine Boukela futur Cheikh Sidi Bémol, Rezki Harani, ... – je me souviens plus précisément de deux d'entre eux. Le premier, Georges Conchon, écrivain et scénariste reconnu, siégeait dans le même jury que moi. Il était l'auteur d'un roman intitulé L'Etat sauvage dont on avait tiré un film en 1977. Avec ses grosses lunettes de matheux, ses cravates de fonctionnaire des impôts, il donnait l'impression d'être un homme austère. Il n'en était rien. Il fallait décoder son humour sophistiqué. Les organisateurs du festival nous réunissaient parfois dans un salon privé chez Bocuse, à Lyon. Un jour, Georges Conchon, très pince sans rire, appelle le serveur. Dialogue entre un garçon en livrée et un client encravaté : - Je vous prie ! le héla l'écrivain avec componction. - Oui monsieur ! s'empressa le garçon raide dans sa solennité. - Auriez-vous l'obligeance de voir si dans cette auguste maison il serait possible que l'on nous serve une dose de ce jus de houblon qui nous vient d'Ecosse ? Sans sourciller le garçon répondit : - Bien sûr Monsieur ! Je vous apporte immédiatement la carte des whiskys. - Inutile, ce sera un Chivas 12 ans d'âge. Il racontait encore comment il s'était fait avoir pour l'adaptation au cinéma de son roman L'état sauvage, prix Goncourt 1964. Au lieu d'accepter de se voir rétrocéder un pourcentage sur les recettes, son incrédulité quant à la carrière du film lui avait fait préférer des droits forfaitaires. Or, le film de Francis Girod, sorti en 1978, avait eu beaucoup de succès. Conchon s'en mordait les doigts ! Ce n'est que plus tard, en me penchant sur sa bio que je compris deux choses. Un : d'où lui venait le goût des cravates réglementaires. Deux : pourquoi L'état sauvage, son roman le plus important, se passait en Afrique. Les cravates viennent de ses fonctions, des années durant, de secrétaire général de l'Assemblée législative en République centrafricaine. La même cravate devait être de rigueur pour lui lorsque, de retour en France, il devint secrétaire des débats au Sénat à partir de 1960. Quant à l'Afrique comme théâtre des péripéties de L'état sauvage, la réponse est sans doute dans cette expérience africaine. L'intérêt de ce roman réside dans le fait qu'à travers l'histoire de la liaison d'une Française blanche avec un ministre noir d'un pays africain nouvellement indépendant, après avoir abandonné mari et amant, on voit se dessiner les frictions postcoloniales et les tentatives néocoloniales. J'eus la chance ou la curiosité d'avoir eu de longues discussions avec Georges Conchon, en marge du festival. A aucun moment je n'ai eu la présence d'esprit de l'interroger sur le making off du film L'étranger de Visconti, tiré bien sûr du roman de Camus, dont il fut le coscénariste avec Emmanuel Roblès. Pourtant, j'aurais bien aimé en savoir davantage sur la façon dont le scénario avait été reçu par la famille de Camus, et toutes les vicissitudes du tournage. Quant à lui, il fit preuve d'une délicatesse qui l'honore en étant l'un des rares à ne pas me harceler à propos des événements d'Octobre. Les autres me considéraient soit comme un émeutier en mesure de révéler qui le manipulait, soit comme un agent du gouvernement. Lorsque le sujet venait en discussion, il écoutait avec un intérêt manifeste sans pour autant participer à la curée. Je me souviens aussi de ce jour où un jeune participant au concours de scénarios du festival se présenta à lui : - Monsieur Conchon, vous habitez Paris ? Du tac au tac, Georges Conchon répliqua : - Vous voulez mon adresse ? - Non, non. C'est parce que j'y habite aussi et que je voudrais vous soumettre un manuscrit de roman. - Oui, poursuivit Conchon, aimable et même intéressé. De quoi s'agit-il ? Le jeune homme raconta son histoire. - Ça a l'air intéressant en effet, concéda le scénariste. - Puis-je venir vous voir alors ? Insista l'importun. - Bien sûr, avec plaisir. Il sortit son agenda, tourna longuement les pages, et fit un rapide calcul mental : -Je vous propose ... mars 1989. Il lui fixait rendez-vous cinq mois plus tard tant il était surbooké comme on dirait aujourd'hui. Le second personnage que je vous ai promis d'évoquer est Georgio Arlorio, un scénariste italien siégeant lui aussi dans le même jury que moi. Mais ce sera pour une autre fois.