Par Maâmar Farah [email protected] Certains ignorants qui ont pris possession de nos «minbars» disent n'importe quoi. On peut pardonner leur ignorance et en vouloir à ceux qui les ont placés là, si les idées wahhabistes ne transparaissaient pas dans leurs discours de la haine. Ainsi en est-il de ce cheïkh improvisé qui, habillé comme un Saoudien et se présentant comme un habitant de la région de Ghardaïa, alimente YouTube en vidéos appelant au meurtre des Mozabites. Il débite des insanités du style : «Ce sont des Iraniens, il faut les tuer ! Ce sont des kharidjites !», etc. Personne ne l'a inquiété. Les chaînes de télévision privées, au lieu de verser de l'huile sur le feu en faisant, consciemment ou inconsciemment, le jeu des fauteurs de troubles, auraient dû accomplir un travail pédagogique en profondeur et fermer leurs gueules à ces cheïkhs cathodiques enragés dont certains émargent d'ailleurs chez elles. Elles auraient pu, par exemple, expliquer aux Algériens que l'ibadisme n'a rien à voir avec le rite «kharidjite», encore que ce n'est pas une raison pour tuer les «kharidjites», ni toute autre personne qu'elle soit juive, chrétienne ou athée ! Il y a une vingtaine d'années, nous nous élevions contre la stigmatisation des communistes et des laïcs et condamnions leurs assassins. Aujourd'hui, nous en sommes à répéter la même chose, mais pour protéger des musulmans ibadites, qui sont parmi les plus attachés à leur religion. Les Ibadites ont contribué à l'introduction de l'islam au Maghreb Faudrait-il rappeler à tous ces ignares que ce sont les Ibadites qui ont largement contribué à l'introduction de l'islam au Maghreb, aux côtés des armées arabes qui furent longtemps refoulées par les troupes de la Kahina. Les Ibadites, venus sans armes, ni armée, eurent le mérite de porter la parole plus loin. Un professeur d'anthropologie à l'université de Paris VIII et historien émérite, parlant de l'islamisation du Maghreb, souligne qu'elle s'est faite «à travers, notamment, le courant berbère ibadite qui avait réalisé au VIIIe siècle déjà le premier grand espace musulman dans cette région berbérophone. Les prédicateurs ibadites jetteront les bases de l'imamat de Tihert (Tiaret), cette vaste communauté musulmane qui s'étendait sur pratiquement tout le Maghreb et une partie de l'Afrique subsaharienne...» Par la suite, les populations ibadites, qui ont connu une longue traversée du désert, et après maintes péripéties, cherchèrent des endroits sûrs, comme Oman, l'île de Djerba ou le M'Zab, pour y fonder des communautés qui ont vécu en parfaite harmonie avec les populations environnantes qui étaient à l'époque, et jusqu'à une date récente, des nomades errant du désert vers le nord, à la recherche de pâturages pour leurs troupeaux. Quant à l'ibadisme, il faudrait peut-être en connaître l'origine avant de dire n'importe quoi. Il est souvent cité comme une des branches du «kharidjisme» mais cela est réfuté par de nombreux chercheurs. La particularité de l'ibadisme est sa pratique puritaine de l'islam, telle qu'elle a été conçue aux sources mêmes de la pratique mohamadienne puisque ce courant, parmi les plus anciens, est né cinquante ans après la mort du Prophète. L'ibadisme vient du nom de Abdullah ibn Ibad at-Tamimi mais le vrai fondateur, pour les pratiquants de ce rite, serait l'Omanais Jabir ibn Zaid al-Azdi, élève de membres importants de la propre famille de Mohammed. Quant aux principes de l'ibadisme, ils rappellent les bases sacrées et originelles de cette religion souvent sujette à des déviations et des ajouts qui servent les politiques de différents pouvoirs. L'ibadisme se réfère au travail. Il n'encourage pas le chômage, la fainéantise et le compter-sur-autrui. Si le commerce fut, durant de longs siècles, la principale activité des Mozabites, l'époque moderne, grâce notamment à l'enseignement, a permis aux jeunes d'occuper différentes fonctions. Ils sont connus pour leurs sérieux et compétence. Deuxième principe : l'égalité. Il est un fait connu par tous ceux qui ont visité les villes du M'Zab : ni l'habit, ni le logis ne permettent de différencier le patron de l'ouvrier. Et d'ailleurs dans cette société collectivisée avant l'heure, il n'y a pratiquement pas de patron et d'ouvriers, dans le sens où les relations de travail sont basées sur les principes du respect et du partage des richesses. Durant les nombreux voyages que j'ai effectués à Ghardaïa, je n'ai jamais vu de mendiants ou rencontré quelqu'un qui pouvait me donner l'impression d'être un nécessiteux. La pomme de discorde avec les autres courants islamiques est, bien sûr, de nature politique. L'ibadisme a développé une vision plus souple dans le choix des chefs, comme par exemple amir el moumimin, qui ne doit pas forcément sortir de la lignée du Prophète, ni appartenir à une ethnie précise. Les Ibadites nous disent que si quelqu'un a toutes les qualités requises pour devenir calife, on ne doit pas hésiter à le nommer à ce poste. La première scission des Ibadites mérite d'être racontée car elle prouve la grande tolérance de ce rite et son opposition aux comportements xénophobes et violents. Alors que Ali faisait face à des oppositions plus ou moins virulentes, les Ibadites, reprochant au calife d'être intransigeant vis-à-vis des étrangers, se retirèrent à Oman avant d'entamer leurs longues pérégrinations vers l'Ouest. Une autre caractéristique mérite d'être signalée : si pour d'autres courants, un musulman doit nécessairement accomplir tous ses devoirs religieux pour être considéré comme tel, les Ibadites considèrent qu'il suffit de la chahada pour être musulman. Si l'ibadisme a eu des difficultés avec les autres courants, ce n'est nullement pour ses particularités religieuses mais surtout pour sa ligne politique. Des frictions, mais jamais une «guerre» comme celle du mercredi noir En Algérie, la vallée du M'Zab et ses villes millénaires ont survécu à toutes les vicissitudes et, lorsque le soleil de l'indépendance pointa à l'horizon, les Ibadites, comme les sunnites, comme les chrétiens acquis à la cause nationale, comme les communistes non guillotinés, se retrouvèrent pour se donner la main afin de bâtir, ensemble, un monde meilleur pour leurs enfants. C'est un Mozabite qui a le mieux dit l'amour de l'Algérie ! Dans un verbe grandiloquent et touchant, Moufdi Zakaria a légué à notre pays un patrimoine poétique parmi les plus lyriques et les plus patriotiques. L'attachement des Mozabites à l'Algérie n'a jamais souffert une quelconque faille. Quant aux populations chaâmba qu'on n'a pas aussi le droit de traiter comme des sauvages, des espèces d'Indiens agressant les Yankees civilisés, elles ont leur histoire, leurs coutumes et leur espace vital. Cavaliers intrépides et combattants aguerris, ils ont alimenté les bataillons de l'émir Abdelkader et de toutes les rébellions qui ont marqué l'histoire de la steppe et des Hauts-Plateaux. Dire que les deux populations ont souvent vécu en bonne intelligence est une vérité, quoique, parfois, des malentendus, des querelles, aient marqué ces relations. Cela se passe partout de la même manière. Ayant séjourné une fois chez un cousin directeur de l'hôpital de Ghardaïa, j'ai pu observer certaines situations qui relèvent de la sociologie plutôt que d'une cassure religieuse ou ethnique. Il est connu que les Mozabites avaient tendance à ne pas travailler dans la Fonction publique, préférant le commerce ou l'artisanat et l'industrie. Et, surtout, de ne pas s'adonner aux métiers manuels. Mon cousin recrutait pratiquement tout le personnel auprès des Chaâmbas. Ces derniers venaient de Metlili et devaient faire le va-et-vient quotidiennement. Un jour, j'ai assisté à une bagarre entre un Mozabite, venu rendre visite à son épouse sur le point d'accoucher, et un Metili. L'intervention, rapide et efficace, du directeur mit fin à la querelle. Mon cousin commenta : «Ça arrive partout. Dans notre propre région, j'ai vu pire. C'est la tension quand deux gars de deux tribus différentes se mettent à se regarder en chiens de faïence. Cela débouche souvent sur une bagarre générale et l'intervention des services de sécurité.» Les relations entre Chaâmbas et Mozabites ont connu des hauts et des bas mais à part quelques poussées de fièvre (1975, 1985, 1990, 2004), la situation a toujours été maîtrisée. En fait, le découpage de la wilaya de Ghardaïa aurait dû tenir compte de la particularité de cette région. La vallée du M'Zab est un ensemble de villes millénaires habitées à l'origine par les Mozabites qui y vivent selon leurs propres rites et selon une organisation sociale qui a su se maintenir au fil des siècles. Le conseil des sages, une particularité berbère, a toujours réglé tous les problèmes de la cité et le recours à l'administration ne survient qu'en cas de nécessité impérieuse. Ni la colonisation, ni le pouvoir révolutionnaire des décennies 1960 et 1970 n'ont cherché à peser sur ces pratiques, ni à interférer dans les affaires intérieures, ni à imposer un changement de vie aux populations locales. J'ai le souvenir de villes échappant entièrement aux services de sécurité. Visitant Beni Izguen en 1973, j'avais fait remarquer à un jeune guide que je n'avais pas vu un seul policier, ni un commissariat. Sa réponse fut étonnante : «Il n'y a pas de commissariat et nous n'avons pas besoin de police. Il n'y a pas de vol, d'agressions, de malentendus entre voisins. Et quand un quelconque problème surgit, il est tout de suite réglé par les sages.» Béni Izguen accueillait, à l'époque, les familles de tous les Mozabites de la diaspora. Des jeunes assuraient leur sécurité et leur prêtaient main-forte en cas de besoin, comme ils servaient de guides pour les touristes, nombreux, qui venaient de partout. Un mauvais découpage administratif Cela donne une idée de la particularité de Ghardaïa. Le découpage aurait dû prendre en considération la particularité de ces villes millénaires et leur réserver un statut spécial qui aurait aidé à les protéger et à leur éviter une «rurbanisation» qui en briserait le caractère saint et mettrait en danger leurs équilibres. En d'autres termes, Ghardaïa n'était pas destinée à devenir un chef-lieu de wilaya comme les autres. Un trésor archéologique, architectural, spirituel, touristique, attendait d'être fructifié dans une perspective de modernisation respectueuse des particularités locales. Malheureusement, l'uniformisation a totalement déformé le tissu urbain et mis à mal la cohésion sociale. Des villes comme Guerara ont vu se multiplier les quartiers périphériques et, comme partout ailleurs, la drogue et la violence sociale ont vite fait de s'installer. Les troubles actuels sont le résultat d'une mauvaise politique. D'abord, au niveau de l'aménagement du territoire. Ensuite dans le reniement du caractère unique de la ville. Enfin, dans une gestion approximative de la situation sécuritaire qui a connu un long pourrissement qu'on aurait pu facilement éviter. Reste évidemment que la manipulation vient aussi de l'extérieur. Cette version a été contestée par de nombreux lecteurs. Dommage qu'ils n'aient pas eu l'occasion de voir Medi1 le soir du triste mercredi. Avec le drapeau national en fond d'écran, un plateau réunissant un spécialiste bien au courant des «affaires algériennes» et une journaliste, tentait d'analyser ce qui venait de se passer à Ghardaïa. Il s'agissait, ni plus, ni moins, de la mise en pratique d'un cours de déstabilisation bien appris à l'école des espions installée à Tanger avec la collaboration des services étrangers. Nous l'écrivions ici même à la fin des années 1990 : la radio Medi1 allait évoluer en télévision avec, pour objectif, d'être la pendante d'Al Jazeera dans l'œuvre de manipulation et de déstabilisation de notre pays. Al Jazeera s'adresse aux arabophones, Medi1 aux francophones. En fait, cette chaîne n'est que la partie visible de l'iceberg. Tanger s'est spécialisé dans le travail de sape contre l'Algérie. C'est à partir de là-bas qu'on alimente les réseaux de photos truquées et qu'on enflamme Facebook ou Twitter autour d'un imminent «printemps arabe». Une chaîne nationale vient d'ailleurs de démasquer les manipulateurs en publiant l'original d'une photo présentant des corps ensanglantés et criblés de balles. L'original venait de Syrie. Nous avons également signalé la réalisation de vidéos fictives sur des émeutes généralisées dans notre pays : les scènes ont été filmées à Oujda pour sa ressemblance avec certaines villes algériennes. Al Jazeera les présentera comme des documents pris par des témoins dès que le moment sera venu. Ceci pour la partie manipulation médiatique. Quant au déclenchement des troubles sanglants de ce mercredi, le scénario reprend les versions éprouvées en Libye et Syrie notamment : des gens cagoulés tirent sur l'un des deux camps. La réaction est immédiate. Mais si la situation se calme, on va «réveiller» l'autre camp, en y abattant des jeunes, tranquillement assis devant leurs maisons. L'utilisation d'armes à feu est une nouvelle escalade qui montre l'empressement des commanditaires à le déclencher enfin, ce «printemps arabe» qui tarde à toucher l'Algérie ! Ces pratiques portent une signature : celle du Mossad. Il y a deux années, une source tunisienne affirmait que des cellules dormantes de l'agence israélienne avait pris pied en Algérie. Le pouvoir a une part de responsabilité Les Mozabites et les Chaâmbis sont deux populations parmi les plus pacifiques de notre pays. Il est impossible qu'elles en soient arrivées à cette situation sans une manipulation extérieure et intérieure massive et profonde. Sur le plan intérieur, nous récoltons le résultat de la passivité des pouvoirs publics face à la radicalisation du discours religieux dans les mosquées, les médias et l'espace public. Des vidéos appelant au meurtre, au nom de l'islam, sont diffusés partout. La masse des jeunes qui les reçoit, formée à l'école obscurantiste, intoxiquée par l'intégrisme environnant, peut déraper. Elle a dérapé et le résultat est catastrophique !Il faut stopper le discours religieux radical. Le ministre des Affaires religieuses parle d'interdire de parole cinquante imams. En supposant qu'ils ont l'habitude de s'adresser à mille fidèles chacun, ils auraient, au mieux, cinquante mille auditeurs. Mais combien de millions d'autres sont victimes du même discours encouragé sur certaines chaînes ? La solution : interdire aux télévisions de parler de religion et obliger celles qui veulent continuer à le faire, à se transformer en télévision thématique dont le contenu sera contrôlé par le ministère des Affaires religieuses. Nous avons une chaîne de l'ENTV qui s'occupe très bien de cela et cela devrait suffire. On ne peut régler le problème de la difficile coexistence entre les deux communautés par le seul traitement sécuritaire. Il faut circonscrire l'incendie avant qu'il ne touche d'autres zones parce que le plan concocté dans les laboratoires de la déstabilisation ne s'arrêtera pas là. Aux Algériens de prouver qu'ils sont plus forts que tous les manipulateurs. Et au pouvoir d'assumer toutes ses responsabilités et de nous montrer si réellement il a les compétences de mettre fin à cette tragédie. S'il ne peut pas, qu'il le reconnaisse et fasse appel à d'autres compétences.