Par Hassane Zerrouky C'était en mars 2013. Devant la Grande-Poste, sur la rue Abdelkrim-al-Khettabi, héros du Rif, l'association Djazaïrouna (familles des victimes du terrorisme) avait affiché sur deux grands panneaux les photos de quelque 300 jeunes femmes assassinées, la plupart à l'arme blanche, en 1994-1997 dans les villes et villages de la Mitidja, l'arrière-pays d'Alger. J'étais avec Nadir Benseba, décédé l'an dernier dans un accident de voiture, l'un des journalistes du Matin qui avait justement couvert les massacres de la Mitidja. Des passants s'arrêtaient, jeunes pour la plupart. «Pourquoi ont-elles été égorgées ?» demandait une étudiante. «Qu'ont-elles fait ?» ajoutait, incrédule, son amie. «Vous portez tort à l'islam en accusant les islamistes», assurait un jeune. Les questions fusaient. Cherifa Kheddar, présidente de Djazaïrouna, elle-même rescapée d'une tuerie fomentée par le GIA (Groupe islamique armé pour ceux qui ont oublié), et dont la sœur avocate avait été assassinée à Blida par ce même groupe, expliquait inlassablement aux jeunes ce qui s'était passé, disant que ce qui était arrivé ces années-là pourrait se reproduire à tout moment. J'étais stupéfié. Pourtant 1995-1997, ce n'était pas si loin. Je me suis demandé alors si tout ce qu'avait rapporté la presse (pas toute la presse) sur ces crimes à l'époque – la journaliste de télé Rachida Hammadi tuée par balle en mars 1995, Naïma Hamouda, 32 ans, ancienne journaliste du Matin, en août de la même année (j'avais écrit les articles leur ayant été consacrés) – et après, avait servi à quelque chose. Plusieurs centaines de milliers de morts entre 1990 et 1998, ça ne devrait pas s'oublier ! Dix ans après l'adoption de la Charte de réconciliation, la culture de l'oubli permis par le pouvoir a fait son œuvre. Naifs qu'on était, on n'avait pas vu que la permissivité des autorités à l'égard de ces «repentis» qui ne se sont jamais repentis – la loi ne leur impose pas de demander pardon à leurs victimes – a fait que leurs crimes ont été oubliés, que non seulement ils sont de retour, occupent l'espace, mais mieux, qu'ils tentent à nouveau d'imposer leurs vues. Comme si de rien n'était. Madani Mezrag, l'ex-chef de l'Armée islamique du salut (AIS), qui assume publiquement le fait d'avoir tué, sur certains médias complaisants, organise ses universités d'été, et veut à présent créer un parti politique ! N'eussent été les réactions des gardes communaux de huit wilayas du pays, des familles victimes du terrorisme et celles en chaîne des Algériens sur les réseaux sociaux, le pouvoir politique, qui a paru hésiter dans un premier temps, n'aurait sans doute pas opposé une fin de non-recevoir à sa demande de création d'un parti. C'est cette même permissivité qui a encouragé, par exemple, Abdelfatah Hamadache, autre bénéficiaire de l'amnistie, à s'enhardir, à lancer des anathèmes et autres menaces à l'endroit des intellectuels et journalistes et, mieux, à affirmer que s'il était chef de l'Etat (il y pense certainement), il aurait permis à l'Etat islamique d'Al-Baghdadi d'ouvrir une ambassade à Alger ! D'autres «barbus» du même acabit n'ont-ils pas préconisé l'organisation de milices pour fermer les débits de boissons et interdire le bikini sur les plages ? Dix ans donc après l'adoption de cette charte, censée être le point de départ d'une nouvelle ère, le terrorisme islamiste, certes affaibli, reste actif. Après les attentats-suicide de 2007, actes qualifiés de «trahison» par le Premier ministre de l'époque Abdelaziz Belkhadem – les islamistes lui avaient-ils promis de rentrer dans le rang ? – des militaires continuent de tomber comme en juillet dernier à Aïn-Defla, parfois des officiers de haut rang (Skikda en août dernier) et ce, sans compter la prise d'otages sanglante d'In Aménas en janvier 2013 ou la tentative de constitution d'une branche algérienne de Daesh, Jund al-Khilafah, qui a signé son acte fondateur par l'exécution d'Hervé Gourdel, il y a tout juste un an. Dix ans après, les familles de disparus – elles existent – exigent également la vérité. Dix ans après, les ex-djihadistes s'expriment librement alors que la menace persiste à l'intérieur et aux frontières du pays, alors que ceux en mesure de leur porter la contradiction, d'expliquer aux Algériens la dangerosité des thèses de Daesh, sont interdits de parole. Au point où l'on parle plus de la répression israélienne envers les Palestiniens – certes il faut la dénoncer avec force – que des crimes de Daesh et des soutiens dont il bénéficie de la part de certains régimes arabes.