Par Dr Mohamed-Tahar Zerouala Dans le titre, tiré d'une citation de Paul Verlaine (1844-1896), il y a une chronologie : présentement, quelle place occupe la musique classique algérienne dans l'environnement culturel musical de notre pays ? Soyons optimiste quant à son devenir, à condition de continuer à sauvegarder ce legs précieux et savant, et de savoir le propager et le transmettre aux générations futures. Il s'agit d'une entreprise éminemment sérieuse qui demande une volonté et une compétence théorique et pratique. On peut se limiter à être seulement théorique et dominer les textes poétiques de cette musique raffinée, connaître son histoire évolutive, s'imprégner en tant que mélomane de ses différents modes... mais le contraire n'est pas admissible. Interpréter techniquement cette musique savante sans chercher à découvrir son histoire avec ses origines et son évolution, ses textes, ses modes, ses différentes écoles est inacceptable. Certains n'aiment pas cette appellation d'écoles. Ils préfèrent parler de genres selon qu'il s'agit de Tlemcen (gharnati), d'Alger (sanaâ) ou de Constantine (malouf). Personnellement j'opte pour l'appellation d'écoles car s'il y a une similitude entre Alger et Tlemcen, le malouf est tellement différent — bien que les textes poétiques soient les mêmes — par son style aéré mais dont l'interprétation est tout aussi rigoureuse que les deux autres écoles. J'ajoute que la musique andalouse n'est pas confinée dans le nord du pays, elle est développée aussi ailleurs pour ne citer que Laghouat, Djelfa, Ghardaïa. J'ai découvert un diwane (textes poétiques) de cette dernière, composé de poèmes profanes et sacrés de la même valeur que les textes du Nord. Il est grand temps que ces différents diwanes soient diffusés à travers tout le pays. Que tous les citoyens aussi, qui possèdent des documents relatifs à cette musique savante, les mettent à la disposition des associations et des chercheurs. Leurs textes ou supports sonores seront protégés par l'Office national des droits d'auteur. Soyons heureux d'être riches et posséder trois écoles, ce qui est une exception en Afrique du Nord. Que doit être l'enseignement de cette musique ? A l'instar de la musique classique occidentale qui nous a été transmise au lycée en tant que matière à part entière au même titre que les mathématiques, les langues, la littérature... dont l'aspect pédagogique comporte : - l'histoire de la musique à travers les siècles (Moyen-Âge, Renaissance, classique pure, romantique, contemporaine) avec ses différents auteurs et compositeurs ; - les exécutions musicales : symphonie, concerto, opéra, ballets... ; - l'apprentissage du solfège ; - l'introduction de l'instrument... Les examens d'évaluation portent sur ces différents objets. C'est un clin d'œil aux associations qui sont loin d'appliquer cette feuille de route. Ce patrimoine musical qui nous appartient est étroitement lié à notre culture et à notre identité. Notre responsabilité est engagée pour nous opposer à son dévoiement, à sa déviation, à sa dévitalisation, à sa dénaturation. Nous n'avons pas que notre passé, créons l'avenir avec l'authenticité. Quand on sait que certains pays qui nous font face, de l'autre côté de la Méditerranée, se réapproprient progressivement et sûrement ce patrimoine. Il s'agit entre autres de l'Espagne, qui de la préservation de l'architecture andalouse considère, à juste titre, que la musique andalouse est aussi son patrimoine. Chez nous, une routine s'installe au niveau des formations ou des associations. L'emploi du temps est presque exclusivement consacré à l'apprentissage d'un instrument de musique. Tout le monde opte pour l'instrument à cordes en délaissant d'autres instruments comme les instruments à vent. La flûte a pratiquement disparu des groupes à l'ouest et au centre. Elle fait de la résistance à Constantine et fait partie intégrante et indispensable pour l'exécution du malouf. Les Marocains ont réussi à remplacer la flûte par la clarinette qui ajoute de la mélancolie. Quant au synthé, il s'agit d'un véritable sacrilège. Il doit être suspendu de toute formation andalouse dans les concerts. La plupart des salles sont dépourvues de piano mécanique certes, mais il existe des pianos électriques authentiques transportables. Pour revenir à l'apprentissage au niveau des associations, la connaissance du solfège est limitée à l'oralité. L'élève saura jouer le ré par exemple sur son instrument sans savoir le transcrire ou le lire sur la portée. On se complaît à dire que cette musique est à transmission orale. Cette musique a bel et bien été écrite. Les notes musicales utilisées par les Andalous sont les suivantes : les notes do, ré, mi, fa, sol, la, si étaient respectivement : bast, doukah, sikah, djaharka, naoma, houseine, mahour. Les Européens occidentaux ont créé les notes musicales au IXe siècle par un moine, Guy d'Anezo, qui a remplacé les notes romaines a, b, c, d, e, f, g, par ut, ré, mi, fa, sol, la, si. La note ut qui persiste jusqu'à présent a été remplacée par le do. Pour démontrer le caractère dynamique de la musique andalouse, la structure de la nouba au temps de Zyriab et d'Ibn Badja est différente de l'actuelle. Nous la retrouvons un peu dans la nouba marocaine. En Algérie, un consensus entre les trois écoles a structuré la nouba en cinq mouvements. Constantine, récalcitrante au début par la place que doit occuper le btayhi, a fini par rejoindre les deux autres écoles sous l'impulsion de cheikh Darsouni. Certes il y eut une période douloureuse où cette musique pour perdurer s'est transmise d'une façon orale. Ce fut lors de notre départ d'Andalousie en 1492, qui fut une migration forcée. Les Andalous se sont répandus sur tout le Maghreb jusqu'au Moyen-Orient en emportant avec eux tout leur potentiel intellectuel et musical. Mais pendant huit cents ans de présence andalouse, les échanges entre l'Espagne et le sud de la Méditerranée n'ont jamais cessé. La musique a suivi ces échanges vers l'Afrique du Nord bien avant l'exode des Andalous. Des compositions musicales du genre andalou ainsi que l'écriture de textes poétiques ont eu lieu bien avant la grande migration d'Espagne. Elles ont continué jusqu'au XXe siècle. Le bacheraf mezmoum, appelé regrigui a été composé à Constantine. De nombreux bacherafate auraient été composés pendant la période ottomane qui est post-andalouse. La mesure de ces bacherafate est à quatre temps. A Constantine on parle de mesure «harbi», expression relative à la guerre qui rappelle la marche militaire des soldats janissaires de l'empire ottoman. Ceci pour arrêter de dire que cette musique a «débarqué en bloc» d'Andalousie vers le Maghreb. Il s'agit d'une caricature. Cessons aussi d'affirmer à travers les ondes et les médias qu'il s'agit d'une musique «ancestrale». Ancestral est relatif à un passé très lointain. Or, cette musique a son apogée au IXe siècle menée par ce génie qu'est Zyriab et aux XIe-XIIe siècles par Ibn Badja. Elle a évolué sans discontinuer jusqu'à nous avec toute sa majesté. Pendant près de deux siècles, les musiciens auraient été pourchassés (XIe-XIIe siècles) lorsque le royaume d'Andalousie est transféré au Maghreb sous les Mourabitoune (Almoravides) d'abord, puis sous les Mouwahidoune (Almohades). Pour pérenniser la mélodie andalouse considérée par les dynasties citées comme une atteinte à la morale due aux mouachahs (textes poétiques) «extravagants», les écrits sont remplacés par des textes religieux dont les supports mélodiques appartiennent au chant classique andalou. Celui-ci a ainsi été sauvé. L'exemple est donné par la confrérie Aïssaouia de Constantine qui est un véritable réservoir du patrimoine andalou profane et sacré. L'on remarque que je ne parle pas de musique «arabo-andalouse». Il s'agit d'une musique d'expression arabe, bien qu'elle soit d'ascendance persane ou plus lointaine encore. Les textes poétiques de la nouba et des enklabate qui déterminent seuls le chant classique andalou sont en arabe. L'expression utilisée est soit l'arabe classique qui forme le mouachah ou un arabe un peu plus populaire qui est le zadjal. Les deux se retrouvent dans la nouba et les enklabate. Mouachah désigne un texte poétique chanté. En fait sa racine est araméenne (Palestine : lieu de naissance de Sidna Aïssa (QSSSL). Le forum dédié à la musique andalouse qui s'est tenu à Constantine, et organisé par l'association Maqam en 2004, se veut un prolongement du congrès du Caire de 1932 et de Fès en 1969. Le forum a réuni d'éminents chercheurs algériens, des compatriotes venus de France, des Tunisiens, des Marocains. Au terme de cette rencontre nous nous sommes entendus (nous les Maghrébins) pour désigner notre patrimoine andalou de musique maghrébo-andalouse pour la distinguer des mouachahate orientales dont l'expression mélodique est différente de la nôtre. Il faut signaler aussi l'influence berbère dans cette musique. Beaucoup de travail attend les musicologues, les associations et les musiciens. Sur un autre plan, les concerts doivent retrouver une certaine solennité. Le ministère de la Culture ne doit financer que ce qui est utile. Modestement voici quelques propositions à l'intention des associations tout en respectant les opinions contraires. Mes propos ne sont pas exhaustifs : - faire connaître l'histoire de la musique aussi bien andalouse qu'occidentale ; - l'apprentissage du solfège. Les Tunisiens ont transcrit toutes leurs noubate ; - faire apprendre le chant en solo et en chorale ; - détecter les voix qui détonnent ; - ne pas mélanger sur scène les petits et les grands ; - encourager le chant en groupe. Zyriab était fasciné par les chants lithurgiques ; - au cours d'un concert, le programme doit être présenté dans tous ses détails. S'agit-il d'une nouba, d'un haouzi, d'un aroubi, d'un mahdjouz, d'un medh... C'est une approche pédagogique pour le public averti ou profane ; - cette musique savante devrait être enseignée à l'école algérienne. Plus utile serait de l'intégrer en 1re et 2e années du collège. Elle va moraliser nos enfants et les sortir de la violence. Un mot concernant les conférences qui accompagnent les festivals. Il est plus judicieux de les programmer en soirée avant les concerts. Les organiser dans la journée, c'est frustrer un nombreux public qui vaque à ses occupations professionnelles. Nous avons aussi la chance d'avoir un orchestre symphonique, à Alger et à Batna, en espérant qu'ils fassent tache d'huile dans toutes les régions d'Algérie. Des passerelles doivent exister entre les groupes andalous et l'orchestre symphonique pour l'exécution de touchiate, de bacherafate et des extraits de nouba avec des arrangements musicaux qui respectent l'authenticité du patrimoine andalou. L'environnement musical serait incomplet si l'on ne doit pas concevoir la fabrication et l'entretien des instruments de musique. Dans notre pays il existe des luthiers qui se comptent sur les doigts d'une seule main. C'est un métier qui se transmet de père en fils et d'une façon artisanale. J'ignore si l'institut de musique forme des luthiers. Ministère de la Culture, de la Formation professionnelle, associations sont interpellés pour la création de structures pouvant abriter cette noble profession. Cette contribution ne doit pas omettre le travail utile, considérable de ceux qui nous ont précédés en nous transmettant cet héritage que nous devons protéger, à qui il faut rendre un immense hommage. Ne pas omettre ceux qui ont regroupé les textes poétiques dans des ouvrages devenus incontournables. Ces chouyoukh sont Ahmed Serri pour Alger et Darsouni pour Constantine. Je suis persuadé qu'il existe un diwane de Tlemcen. Ces écrits doivent être disponibles à travers tout le pays. N'oublions pas la contribution judéo-arabe dans l'épanouissement de cette musique. Je terminerai cette contribution par cette conclusion qui sublime cet art : la société arabe a fait de la musique un support pour l'âme dans sa recherche de la perfection absolue, c'est-à-dire de Dieu. Ce point de vue est largement exploité par l'école mystique arabe qui refuse d'attribuer à la musique le simple but de flatter l'oreille, mais c'est une science qui élève les âmes au monde de la sainteté. Sources : Sources mésopotamiennes des mouashahs andalous par Michel Nicolas aux éditions El Ouns (Paris). Contribution de Rachid Aous, éditeur Paris (bulletin n°1 Maqam 2004). Musiques arabes : guide bibliographique et discographique par Mahmoud Guettat éditions El Ouns Paris.