Après un hommage rendu au documentariste bulgare Christov Ganev, auteur notamment du film La fête de l'espoir célébrant l'indépendance algérienne et dont des extraits ont été projetés à la salle El Mougar, le 6e Festival international du film engagé s'est achevé samedi sur une consécration du cinéma d'auteur. Cette 6e édition aura connu, comme chaque année, une sélection inégale où il n'était pas difficile pour un jury cinéphile de distinguer le bon grain de l'ivraie. On craignait cependant que le choix des lauréats ne soit motivé par des considérations politiques plutôt qu'artistiques mais le jury fiction présidé par Belkacem Hadjadj a fini par saluer la recherche et l'ambition formelle soutenues par un travail approfondi d'écriture. Il attribue son prix spécial au long-métrage Les chansons que mes frères m'ont apprises de la réalisatrice sino-américaine Chloé Zhao. Une œuvre faite de murmures et de clair-obscur, soucieuse jusqu'à l'obsession de créer des atmosphères plutôt que des discours et de faire fusionner, à la manière d'une alchimiste, le caractère foncièrement politique de son propos et l'ambition créative de sa forme. Nous sommes dans la réserve indienne de Pine Ridge dans le Dakota du Sud. Entre sa mère alcoolique, son père absent et polygame qui vient de décéder dans un incendie et sa sœur Jashaun dont il est aussi le meilleur ami et le complice, Johnny essaie de trouver son propre équilibre émotionnel. Livreur d'alcool de contrebande, ce jeune garçon à peine sorti de l'adolescence assume déjà les lourdes responsabilités d'un père de famille et c'est pour cela qu'il gardera ses distances avec la plupart de ses congénères, minés par l'alcool et la drogue. Amoureux, il décide de suivre sa copine à Los Angeles où elle poursuivra ses études et il vit comme un purgatoire ces quelques semaines qui le séparent du grand départ. A partir de cette trame de base, tout un univers se révèle peu à peu où errent des personnages à la fois tragiques et banals, héroïques et fragiles, tant ils auront incarné la détresse et la lente agonie culturelle et humaine des Indiens d'Amérique. Ici, nul discours ni démonstration directe de l'innommable ghettoïsation de ce peuple mais une aquarelle grandiose où le phénomène de dépossession et de solitude est poétisé à l'extrême grâce à une mise en scène aérienne et épurée qui contourne admirablement les clichés et se refuse la tentation pourtant irrésistible de l'affect. Or, l'émotion est d'égale intensité tout au long des 94 minutes de ce film tant Chloé Zhao aura su toucher ce qu'il y a d'impalpable chez ses personnages disputés entre l'attachement aux racines, l'évasion dans l'alcoolisme et le besoin forcé d'uniformisation dans le moule américain. Les chansons que mes frères m'ont apprises est à l'image de son titre : à la fois intimiste et politiquement percutant, brutal et raffiné, allégorique et clairement engagé ; un savant dosage qui doit beaucoup au refus entêté de la réalisatrice de céder aux clichés et aux schémas manichéens... S'inscrivant dans le même esprit mais proposant une toute autre forme artistique, Béliers de l'Islandais Grimur Hakonarson (voir notre édition du 15 décembre) est incontestablement le film coup de poing de cette 6e édition mais son langage vaporeux et l'apparente froideur de son écriture aurait pu le faire passer à la trappe. Fort heureusement, le jury a su y reconnaître un grand cru et c'est donc tout naturellement que lui est revenu le Grand prix du festival. Du côté des documentaires, il apparaît clairement que le choix du lauréat a dû être problématique et la décision du jury présidé par Mehdi Lalaoui pourrait être qualifiée de complaisante si ce n'est l'indéniable mérite du film en question, Dans ma tête un rond-point de Hassan Ferhani. Belle œuvre à la fois exigeante et sensible dont nous avons déjà parlé sur nos colonnes mais qui, tout comme les autres films sélectionnés, n'a naturellement pas pu faire le poids devant l'indéniable hauteur artistique et thématique de Bouton de nacre de Patricio Guzman. Or, ce dernier aurait dû être projeté en hors compétition vu le gouffre infranchissable qui le sépare du reste de la sélection. Par ailleurs, le prix spécial a été attribué au documentaire palestinien Roshmia de Salim Abu Jabal tandis que deux mentions ont salué le travail du Malgache Lova Nantenaina pour Ady Gasy et le Palestinien Amer Shomali pour Les 18 fugitives. Enfin, les coups de cœur du public : le long-métrage fiction L'œil du cyclone du Burkinabé Sékou Traoré et les documentaires Bouton de nacre et L'homme qui répare les femmes du réalisateur belge Thierry Michel.