Par Nasser Djidjeli, professeur de chirurgie pédiatrique On aurait pu intituler cette contribution d'Abane Ramdane à Ouyahia ou de Ferhat Abbas à Bouteflika, tellement les exemples de régression dans notre pays abondent. Dire aujourd'hui que notre pays va mal est un doux euphémisme qu'une mobilisation tous azimuts pour nous vendre une énième révision de la Constitution ne saurait occulter malheureusement. A grand renfort des médias de service et sous les tambours et trompettes des thuriféraires et laudateurs du régime, une nouvelle révision de la Constitution, la troisième durant le règne de M. BoutefIika, nous est proposée. Alors que, comme le disait un homme politique célèbre, on devrait avoir la main qui tremble à chaque fois que l'on a l'intention de toucher à ce texte fondateur, chez nous, cela a toujours fait et continue à faire partie de la routine du sérail. Depuis ce péché originel que fut la première Constitution de 1963 concoctée par Ben Bella dans un cinéma, en excluant l'Assemblée de l'époque, et jusqu'à nos jours, tous les présidents qui se sont succédé ont cru bon devoir laisser leurs noms sur une Constitution. Peut-on croire que cette énième révision constitutionnelle va être la solution à nos problèmes du moment, nous aidera à lutter contre la corruption, nous ouvrira la voie au développement économique, au vivre-ensemble et à la démocratie, comme on veut nous le faire accroire ? Oh ! que non. Ce serait trop simple et dans ce cas on n'aurait qu'à copier une Constitution d'un pays développé et démocratique et le tour serait joué. Car malheureusement, les textes de loi, y compris la Constitution, ne valent que par les hommes qui sont censés les appliquer. N'étant pas spécialiste du droit constitutionnel, je ne me hasarderais pas à porter un jugement technique sur ce texte, des personnes habilitées l'ont déjà fait et de fort belle manière avant moi. Je me contenterais, en tant que citoyen, de donner un point de vue sur la pertinence et le timing de cette énième révision constitutionnelle. Je commencerais par le timing de cette démarche et le caractère hautement circonstanciel de ce projet de révision constitutionnelle. En effet c'est un secret de Polichinelle de dire que par exemple tous les articles nouvellement introduits soulignant la nécessite de redynamiser l'économie ont été imposés par la chute des prix du pétrole. Devant l'incompétence de nos dirigeants à faire des propositions à même de pallier cette crise, et pour faire bonne figure, on en parle dans la Constitution pour faire diversion. Il en est de même pour la corruption, véritable fléau qui menace les fondements du pays dans cette période où notre pays est guetté par l'instabilité et les dangers qui s'amoncellent à nos frontières. Ce projet de révision se veut comme une réponse à une, ou des conjonctures particulières, ce qui est complètement contraire à l'esprit d'une Constitution. Peut-on croire qu'insérer un thème ou un problème quelconque dans la Constitution est suffisant pour s'assurer de sa prise en charge réelle et effective ? Peut-on croire par exemple qu'il suffit d'introduire la lutte contre la corruption dans la Constitution pour que celle-ci soit réellement et efficacement combattue ? On l'aurait peut-être cru si le pouvoir en place depuis des décennies avait donné des gages et montré sa bonne volonté de lutter efficacement contre ce fléau. Malheureusement, l'actualité de ces dernières années démontre le contraire et les occasions ratées par le régime de redorer son blason ne manquent pas. On l'aurait cru s'il n'y avait pas eu le simulacre du procès Khalifa où aucun haut responsable ni dirigeant cités n'ont été inquiétés. Un juge d'instruction avait même cru bon de rassurer M. Sidi Saïd, patron de l'UGTA, en lui disant : «Ne vous en faites pas, vous êtes là en tant que témoin et non en tant qu'accusé.» Alors que de lourdes charges de faux et falsification de documents pesaient sur lui. Malgré les promesses des différents ministres de la Justice de déférer les hauts responsables cités dans ce procès devant la Cour suprême, rien n'a été fait à ce jour. Et ce grand procès qui aurait pu être une occasion historique pour le pouvoir de regagner un tant soit peu la confiance du peuple en montrant sa détermination à lutter et à rompre définitivement avec les pratiques claniques et mafieuses du passé s'est mû, pour tous les observateurs, en un grand deal entre un pouvoir soucieux de ne pas trop remuer la vase et un accusé pas assez bête pour ne pas comprendre où était son intérêt. Comment nous faire oublier que Chakib Khelil, sur lequel pesaient de très lourds soupçons de corruption et de dilapidation à grande échelle de deniers publics, arrive à être exfiltré et à sortir du pays sans aucun problème ? Comment cela a pu être possible et qui l'a fait ? Comment se fait-il qu'une cacophonie incroyable et un amateurisme douteux aient abouti à rendre nul un mandat d'arrêt international d'Interpol lancé contre ce ministre ? Comment se fait-il qu'un projet comme l'autoroute Est-Ouest qui a englouti des milliards de dollars aboutisse au résultat que l'on sait avec des centaines de kilomètres défectueux à refaire, sans que les véritables responsables de ce désastre soient identifiés ou inquiétés ? Et cette phrase terrible d'un magistrat qui dirigeait le procès de ce crime économique, «ce n'est pas moi, un petit juge, qui vais ramener un ministre en activité» restera à jamais dans nos mémoires. Elle sonne comme un aveu d'une justice ou plutôt d'une injustice où seul les lampistes payent. Nous ne pouvons croire en la volonté du pouvoir de lutter contre la corruption quand le premier responsable du premier parti du pays reconnaît après des mois de déni avoir acheté un appartement dans un quartier chic de Paris coutant une fortune sans que ni la justice, ni les instances de lutte contre la corruption, ni les pouvoirs publics ne s'émeuvent. Pourtant c'est très simple. Tout en respectant la présomption d'innocence, il aurait suffi de demander à ce responsable d'où lui est venu l'argent qui avait financé l'achat de cet appartement et comment le transfert d'une aussi grosse somme en devises avait été possible. Des questions, somme toute, banales qu'on aurait posées à n'importe quel citoyen. Et l'argumentaire de ce responsable pour essayer de justifier cette anomalie se passe de tout commentaire : «J'en ai parlé à Toufik !» Pourquoi à Toufik ? Que fait le fisc ? Que fait la justice ? Que font les instances de lutte contre la corruption? Que font les pouvoirs publics? Que fait le chef de l'Etat, président d'honneur de ce parti il ne faut pas l'oublier? Que font les militants du FLN ? Et la liste de tous ces scandales cités est loin d'être exhaustive. Ce n'est malheureusement que la partie immergée d'un iceberg qui nous vaut aujourd'hui d'être classés parmi les pays les plus corrompus au monde. Un autre exemple de tromperie : la constitutionnalisation de la nécessité de développer l'économie. Là aussi confrontés à la dure réalité de l'effondrement de nos ressources, en l'absence d'une véritable économie à part la rente pétrolière et surtout en panne d'idées, la parade pour faire diversion est vite trouvée : «La garantie de la liberté d'investissement et du commence», la nécessité «d'améliorer le climat des affaires » ou «l'encouragement de l'entreprise locale» de même que «la régulation du marche et la protection du consommateur» ou encore «l'interdiction de la concurrence déloyale». Autant de petites phrases slogans qui ont été insérées dans le projet de Constitution et qui sont censées nous garantir un avenir florissant. Peut-on penser que ce qui n'a pas été fait depuis des décennies dans le domaine économique, alors que tous les experts ne cessaient de tirer la sonnette d'alarme, va, comme par miracle, être fait parce qu'il figure dorénavant dans la Constitution ? Peut-on faire confiance à des dirigeants qui ont dépensé plus de 800 milliards de dollars en un peu plus de quinze ans pour soi-disant le développement du pays avec comme résultat une crise économique sans pareil et un avenir des plus sombres pour le pays? Au lieu d'essayer de nous faire avaler cette couleuvre d'une énième révision constitutionnelle, le respect du peuple et des institutions aurait voulu qu'ils daignent faire ce qu'aucun gouvernement ni haut responsable n'a fait jusqu'à maintenant, c'est-à-dire rendre des comptes et faire le bilan de leurs programmes. Nous dire comment cette somme colossale a été dépensée et pourquoi le pays se retrouve au bord du gouffre aujourd'hui. Constitutionnaliser la nécessite de développer l'économie du pays ne changera rien à l'incompétence et l'amateurisme de ceux qui nous gouvernent depuis des décennies et leurs belles phrases, même constitutionnalisées, ne sont que des incantations vides et sans lendemain. En nous invitant à pérorer sur un énième projet de révision constitutionnelle, ces mêmes responsables, qui ont mené le pays à l'échec, espèrent faire diversion et éviter les questions qui fâchent, à savoir : - Pourquoi l'Algérie, avec toutes ses potentialités, et après des décennies de mensonges et de déni, en est arrivé à ce constat d'échec et d'impasse ? - Pourquoi notre pays continue d'être considéré comme l'un des pays les plus corrompus du monde ? - Qui sont les responsables de cette catastrophe ? En bon soldat, M. Ouyahia, et avec le zèle qu'on lui a toujours connu, veut nous vendre ce énième projet de révision constitutionnelle censé, entres autres, nous garantir le développement économique et nous prémunir de ce fléau qu'est la corruption. Pour le croire, il faut qu'il nous dise, lui qui a été plusieurs fois ministre, chef de gouvernement et occupé depuis plus d'une vingtaine d'années les plus hautes cimes du pouvoir, qu'a-t-il fait de concret pour lutter contre ce fléau et éviter que le règne de l'argent sale ne gangrène le pays ? A part l'emprisonnement des cadres des entreprises et la ponction des salaires des fonctionnaires, rien qui puisse être notable. Et il a beau prendre le ton pédant et doctoral qu'on lui connaît, il ne peut nous faire oublier qu'il a une grande part de responsabilité dans ce qui arrive au pays et la décence aurait voulu qu'ils tirent, lui et le premier responsable de ce pays, les conséquences de cet échec. Mais pour comprendre, citons cette phrase de Coluche qui disait : «Ce n'est pas compliqué, en politique il suffit d'avoir une bonne conscience et pour ça il faut juste avoir une mauvaise mémoire.» Une petite remarque à propos de l'article 51 tant décrié et qui interdit aux binationaux d'avoir des postes de responsabilité dans leur pays : malgré la discrimination inacceptable que cet article introduit évidemment, car c'est sa mission, M. Ouyahia le défend avec zèle. Et là aussi problème de mémoire, semble-t-il, car Monsieur le chef de cabinet de la Présidence semble oublier qu'il a eu, quand il était lui-même chef du gouvernement, et pendant des années, un Américain comme ministre, en l'occurrence le tristement célèbre Chakib Khelil. Mais c'est vrai que M. Ouyahia, en bon soldat, nous a habitués à défendre avec le même aplomb une chose et son contraire. Il a soutenu eu 1996 la limitation des mandats présidentiels proposée par Zeroual. En 2008 le même personnage soutient l'amendement constitutionnel prônant la levée de ce verrou pour permettre au président Bouteflika de briguer un troisième mandat. En 2016, sans sourciller, il défend avec ferveur le retour à la limitation des mandats. Absolument fantastique ! De plus, une Constitution est censée être un texte consensuel mettant en accord toute une nation sur un ensemble de valeurs et de principes qu'on se doit de partager. En ce sens, la démarche du pouvoir est tout sauf consensuelle. Les discussions sur la révision de la Constitution n'ont réuni que ceux qui sont dans les partis au pouvoir — FLN, RND — avec leurs organisations satellites et ceux qu'on a appelés pompeusement personnalités nationales. Pour mémoire, aucun syndicat autonome n'a été convié à ces discussions alors que M. Madani Mezrag, qui ne rate aucune occasion de vanter ses crimes et son passé de terroriste à qui veut l'entendre, s'est vu dérouler le tapis rouge de la Présidence. La majorité des partis de l'opposition ont, quant à eux, refusé de participer à ces discussions. Il n'est pas de notre ressort de dire s'ils ont eu tort ou raison de prendre cette décision, mais le résultat est là : ces discussions n'ont intéressé qu'une partie de la classe politique et de la société. On est loin du minimum consensuel qu'exige la révision d'un texte aussi fondamental. De plus, comble de ce hold-up constitutionnel, cette révision va être validée, non pas par un référendum, mais par un vote à main levée et sans débat des deux chambres réunies. Ce qui, dans les conditions actuelles de fonctionnement et d'allégeance de ces deux institutions, équivaut à un vote par ordonnance. Devrais-je rappeler les propos du patron du RND et chef de cabinet de la Présidence qui, il y a quelques jours à peine, dénonçait le rôle de l'argent et de la chkara dans les élections, y compris celles des parlementaires? C'est vrai qu'on n'est pas à une contradiction près avec lui, mais confier un texte fondamental à des Assemblées mal élues, sans légitimité, décriées par tout le monde, n'est sûrement pas le meilleur moyen d'aider son pays à sortir d'une aussi grave crise. Pas de participation de l'opposition, peuple exclu, voix discordantes non entendues, autant d'éléments qui enlèvent toute légitimité à cette démarche de révision constitutionnelle. Ce fait du prince ne doit pas occulter ou nous détourner des vrais problèmes du pays. Nous ne pouvons plus faire confiance à des dirigeants qui, il y a peine quelques mois, nous disaient que l'Algérie était bien à l'abri de la crise grâce à la politique clairvoyante de son guide président et qui viennent aujourd'hui, le teint blême et la voie hésitante, nous demander de nous préparer à une longue période de disette. Ces mêmes dirigeants, comme si de rien n'était, nous disent : on efface, on oublie tout, on reprend à zéro, mais toujours avec nous, mais rassurez-vous cette fois-ci, on a inscrit cela dans la Constitution ! Non messieurs ! L'Algérie n'a pas besoin d'une énième Constitution, surtout quand on sait que vous n'avez eu aucun respect pour la précédente. L'Algérie a besoin d'idées nouvelles, de dirigeants qui respectent leurs engagements, qui croient en l'alternance du pouvoir, qui rendent des comptes à ce peuple. Nous ne voulons plus de dirigeants qui, même en situation d'échec, font tout pour garder le pouvoir. La liberté d'expression, de manifester pacifiquement, de créer un parti politique, l'indépendance de la justice existaient dans l'ancienne Constitution, mais cela n'a pas empêché ces mêmes dirigeants d'en faire litière. Et je ne m'empêcherai pas de rappeler que M. Bouteflika ne s'est nullement gêné en 2008, dans le but de s'offrir une présidence à vie, de changer la Constitution. Les mêmes qui applaudissaient ce viol de la Constitution de l'époque pour sauter le verrou de la limitation des mandats applaudissent, toute honte bue, aujourd'hui, l'inverse. C'est dire la consistance des convictions de notre classe politique. La crise qui secoue notre pays ne peut être traitée par de simples textes juridiques aussi forts soient-ils. «C'est une illusion et la politique d'illusion est une politique fatale et conduit à la décadence» (Emile Guardian). A ce titre, je ne peux m'empêcher pour terminer de citer les propos très édifiants de Ambedkar, père fondateur de la Constitution indienne (M. Madoun) qui disait : «Une Constitution, c'est d'abord un instrument au service du peuple, du projet social et du développement, son efficacité dépendra de la façon dont elle est mise en œuvre. Ainsi une très bonne Constitution peut s'avérer médiocre si les personnes chargées de la faire respecter sont médiocres, incompétentes et corrompues.» Cela résume tout.