On pourrait l'appeler sans sourciller «l'Âge d'or de la sculpture algérienne». Depuis un peu plus d'un an, les places publiques et les entrées des villes sont envahies par des bustes ou des statues «corps-entier» représentant les personnages-clés de l'histoire de l'Algérie. «L'Âge d'or» non qu'il s'agisse d'une renaissance de l'art sculptural algérien ou d'une implication de l'Etat dans la promotion et le financement d'une nouvelle génération d'artistes, mais simplement parce que les autorités sont littéralement obnubilées par la teinte dorée qui couvre la totalité des statues en question. Cela a commencé à prendre des proportions vertigineuses à la fin 2014, à l'occasion du 60e anniversaire de la guerre de Libération, une commémoration qui a suscité l'enclenchement d'une série de stèles et autres sculptures monumentales représentant une quinzaine de figures emblématiques de la Révolution, à l'instar de Abane Ramdane, Krim Belkacem, le colonel Amirouche, etc. Les conditions et modalités de l'octroi de ces marchés demeurent à ce jour opaques et tout porte à croire que tout cela s'est fait de gré à gré et non en passant par un appel d'offres comme le veut l'usage. Le ministre des Moudjahidine avait déclaré lors de l'inauguration de ces statues qu'elles ont été réalisées par des artistes locaux, issus notamment de Kabylie où furent érigées 11 stèles des historiques de la Wilaya III. Etrange car la ressemblance, voire le moule identique qui les unit fait croire à un seul «artiste» ou alors s'agit-il simplement d'une injonction des pouvoirs publics consistant à privilégier le gigantisme et le clinquant aux dépens de l'esthétique et de la crédibilité? Car ce sont en effet d'énormes gâchis artistiques qui trônent à présent sur nos espaces publics et l'échec est d'autant plus tragique qu'il est considéré comme un vibrant hommage aux héros de l'indépendance et autres personnages-clés de l'histoire du pays. Réalisées dans des ateliers fermés dans l'unique souci de fabriquer des reproductions strictement physiques du modèle et de le sanctuariser dans des postures staliniennes, ces statues se transforment très vite en dramatiques soldats de plomb tant le sens de la perspective semble avoir entièrement échappé aux concepteurs. Confrontés à un espace ouvert et à un environnement naturel étendu, les Krim, Abane et Amirouche sont devenus petits et risibles malgré l'allure de colosses souhaitée au début du projet ! Et pour parachever le massacre, ce sempiternel vernis doré qui donne à l'ensemble une apparence des plus kitch confinant à la laideur la plus absolue, et auquel même la statue de l'Emir Abdelkader n'a pas échappé lors de sa prétendue «restauration». Il faut dire qu'il y a là un phénomène d'impunité vu que la société civile ne semble en rien interpellée par cette atteinte aux symboles chers à la mémoire du pays et cela est dû en grande partie à une longue tradition de formatage artistique faisant passer le contenu avant la forme. C'est donc tout naturellement que le récent remplacement de quelques stèles de Béjaïa par de nouvelles réalisations a obéi à ces mêmes critères. La dernière victime en date est Saïd Mekbel pour qui la wilaya a commandé en 2013 un buste plus ou moins raté installé place de la Liberté d'expression. Or, une décision est tombée ces dernières semaines de détruire cette stèle plus ou moins ratée et de la remplacer par une autre dans le cadre d'une large campagne de réfection des anciennes statues de la ville jugées «peu ressemblantes». Or, le nouveau buste en bronze massif du journaliste assassiné, dévoilé cette semaine par le wali de Béjaïa, est non seulement d'une laideur exemplaire mais aussi en totale contradiction avec les normes rudimentaires de l'art sculptural sans parler justement de l'absence de ressemblance avec le modèle original. Clinquante, dorée et grossière, la statue est dénuée de relief et échoue à ne serait- ce que mimer l'aura et la morphologie pourtant particulière de Saïd Mekbel. Comme lui, le buste d'Ibn Khaldoun installé à l'entrée de la Casbah de la ville a aussi fait les frais de l'incompétence et du mauvais goût : le célèbre historien et sociologue maghrébin croule désormais sous des couches de dorures, le regard vide et le visage aplati. Si la société civile, et notamment le mouvement associatif, demeure passive face au monopole incontrôlé de l'Etat et à la trivialité de ses entreprises pseudo-artistiques, tout porte à croire que les espaces publics du pays ne feront que regorger de telles aberrations alors que les Ecoles des beaux-arts ne cessent d'engendrer chaque année des artistes talentueux capables d'offrir une proposition artistique à la hauteur des personnages qu'on désire immortaliser, pour peu que l'octroi des projets sorte de l'opacité.