Le titre de cette présentation, emprunté à Paul Ricœur, même légèrement détourné, exprime ce désir, que ressentent parfois les chercheurs, de pouvoir parler de soi-même comme s'ils parlaient d'un autre quand ils sont en prise avec des questions qui touchent directement à leur personnalité, à leur intimité, à leur subjectivité. En parler à la personne du délocuté, de manière objectale. C'est le niveau de réflexion exigé dans ce type de traitement de la langue maternelle qu'est l'aménagement linguistique lorsqu'on travaille soi-même sur sa propre langue maternelle, particulièrement quand celle-ci a subi les affres de la marginalisation et de l'oppression, et surtout quand nos propres actes pourraient lui causer de graves préjudices. Cette posture épistémique, absolument difficile à tenir, est, cependant, tout à fait nécessaire afin de garantir un traitement un tant soit peu objectif dans lequel l'empirisme intervient comme validation d'une procédure hypothéticodéductive et constructiviste sans aller, toutefois, jusqu'à l'invention de la réalité. C'est ce en quoi consiste la dure posture épistémique de l'intellectuel critique, celui dont la société attend qu'il l'éclaire de son expertise et non qu'il se soumette douillettement à une posture apologétique populiste : plaire durant l'instant, quitte à provoquer la destruction de la volonté sociale. L'intellectuel n'a pas vocation à se ranger sur des postures militantes, être «pour» ou être «contre». Aussi le simplisme doit-il être absolument évité dans tout débat sur des questions sensibles et complexes que seul le paradigme de la complexité en sciences sociales est à même de comprendre les contours. Aménager une langue de moindre diffusion ayant survécu autant au darwinisme linguistique qu'aux interventions symboliquement destructrices de la volonté des hommes est une véritable gageure aux plans linguistique et symbolique. La survie d'une langue de moindre diffusion est une question d'une grande sensibilité, car quand elle sera perdue, elle le sera non seulement pour ses locuteurs natifs, mais aussi pour l'humanité entière. Cette survie dépend, aujourd'hui, en contexte de sociétés humaines mondialisées de la communication et ouvertes à toutes les influences, et à une tendance de standardisation culturelle et linguistique prégnante, de l'intelligence et de l'efficacité des institutions d'aménagement spécialisées, mais surtout de ses capacités créatives, utilitaristes, d'absorption et d'adaptation autant que de l'attachement affectif de ses locuteurs natifs. La langue aménagée : un artefact Pourtant, toute œuvre d'aménagement massif d'une langue entraîne, ipso facto, la distanciation de celle-ci de ses locuteurs et de leur affect pour devenir plus ou moins «artificielle». Et cette artificialité acquise entraîne l'amenuisement de son efficience et de sa fonctionnalité sociale locale. Ce qui équivaut à une restructuration profonde du paraître global de la langue, son aspect phénoménologique, dont le moindre effet est de déstabiliser sa cohérence habituelle et sa représentation mentale phonétique, morphologique, lexicale, sémantique et même syntaxique. C'est pour cela qu'il est toujours préférable d'agir par ce que Karl Popper appelle le peace-meal engeneering (= procéder par petites touches). Les locuteurs natifs, pour la satisfaction desquels il aura été déployé d'énormes efforts militants, techniques, financiers et institutionnels, ne s'y reconnaîtraient pas et seraient mis en situation de réapprentissage, à leur corps défendant, d'une langue différente (artificielle) sous les apparences de leur langue maternelle, mais qui n'en a pas moins des caractéristiques d'une langue étrangère ! Si avec le développement des connaissances scientifiques en matière de didactique des langues, le fait d'apprendre une langue nouvelle n'est plus perçu comme un obstacle rédhibitoire, l'économie de l'éducation nous enseigne, cependant, que l'apprenant ne déploie des sacrifices d'apprentissage (temps et financement) que dans la mesure où les gains attendus sont plus grands ! Le marché linguistique, dans une société plurilingue, est animé par une concurrence féroce entre les différentes langues qui l'animent, et le critère de réussite sociale lié à la fonctionnalité de la langue en question devient déterminant(2). Dans quelles conditions peut-on imaginer qu'un locuteur kabylophone, par exemple, quels que soient son âge et son niveau d'instruction, ressentirait-il le besoin d'apprendre une langue artificielle même dite tamazight, au lieu d'apprendre le français, l'anglais ou l'arabe scolaire, compte tenu des fonctionnalités sociales de ces langues et bien d'autres (utilitarisme) ? Question inéluctable, certes, mais qui indique bien la voie à suivre en matière d'aménagement et les écueils à éviter. L'écriture et l'orthographe comme image de la langue L'écriture et l'orthographe, quelles que soient les graphies, est la première image que se construit l'apprenant d'une langue. C'est par l'écriture que devient visible l'aménagement de la langue. Les règles d'écriture et d'orthographe doivent être des facilitateurs de l'accès à la langue... La notion de simplicité, sans jeu de mots, n'est pas «simple» à définir. Elle appartient à ce langage épistémologique minimum donné comme allant de soi, mais qui, en matière de description, revient à qualifier une situation où un minimum de moyens descriptifs, de règles, sont utilisés pour rendre compte d'un maximum de faits et de situations. C'est une loi d'économie. En ce sens, le système descriptif doit être conçu de sorte à satisfaire à un critère d'adéquation interne (3) (cohérence et simplicité du système) et externe (adéquation aux données linguistiques empiriques). Dans une perspective épistémologique évaluative, et non pas de découverte, un système descriptif qui a recours à des moyens trop nombreux et complexes ne satisfait pas aux critères de simplicité et d'adéquation, car la description est censée faciliter la compréhension et la réutilisation par un apprenant (ou, plus généralement, par un utilisateur) autant qu'elle permet précisément la falsifiabilité(4). Nous voyons bien que les procédures épistémologiques évaluatives les plus modernes consacrent le retour permanent de la raison critique sur elle-même comme seule force valide de la vérité. Le retour accéléré signifie qu'une connaissance scientifique nouvelle a un effet boomerang sur les connaissances antérieures qu'elle bouleverse et produit une accélération du progrès de la connaissance, y compris sur d'autres domaines non visés expressément. Par conséquent, aucune autorité individuelle ou institutionnelle ou même surnaturelle qui puisse être mise hors de portée de la raison critique. Ecrire tamazight, entre histoire et projection future Tamazight, culture et langue, n'est pas entièrement de tradition orale. Une tradition scripturaire a existé, en effet, depuis la plus haute antiquité. Elle fut écrite (de manière très limitée) en tifinagh (surtout dans le Sud algérien, au Niger et au Mali...) ; en hébreu carré au Maroc (tachelhit) ; en caractères arabes (Maroc, Algérie et Libye), et en caractères latins (Algérie, Maroc). Ces choix ne furent pas le résultat d'une réflexion méthodique antérieure sur les caractères qui seraient les plus adéquats à la langue, selon l'expression commune d'aujourd'hui. Aussi loin que l'on regarde dans l'histoire, une graphie s'était toujours imposée spontanément selon le contexte linguistique dominant dans chaque époque historique. Ainsi les tifinaghs (= lettres phéniciennes) ont été utilisés sous l'influence de la période phénicienne (punique), les caractères hébraïques pendant l'émergence de la culture juive, notamment au Maroc, les caractères arabes suite à la domination de la culture arabe et les caractères latins suite à la domination française. Tamazight n'eut pas le privilège, à notre connaissance, d'avoir servi comme langue du domaine formel (où l'écriture est nécessaire) dans une période quelconque de l'histoire connue. Méthodologiquement, décider aujourd'hui de quelle graphie le tamazight pourrait se parer pour s'exprimer visuellement exige la prise en compte d'une double référence : 1- à une perspective linguistique qui tienne compte des caractéristiques structurales de la langue — partant du fait qu'une langue partage des caractéristiques structurales (système phonologique et morphologique notamment) avec les autres membres de sa famille linguistique, et que, par conséquent, une graphie déjà adaptée à l'un des membres de la famille serait plus adéquate qu'une autre ; 2- à une perspective sociolinguistique : (a) macrosociologique qui tienne compte de la réception sociale de la langue et de sa graphie au niveau de la société globale, et (b) méso ou microsociologique locale (la communauté qui la parle représentations de ses locuteurs). Il s'agit bien sûr, ici, d'une question d'attitude sociolinguistique déterminante pour l'apprenant et pour les institutions de normalisation. Comme ces deux perspectives peuvent susciter des réponses très différenciées au regard du contexte dans lequel évolue tamazight et de son passé, on s'attendra à ce que le choix de l'une ou de l'autre perspective aura des incidences en matière d'extension de la réception de la langue, et, par conséquent, de sa vitalité et de son poids dans le marché linguistique en question. La simplicité de l'interface écrite de la langue Toutes les langues, même les plus diffusées et les plus dynamiques dans le processus de production de connaissances scientifiques, connaissent des problèmes dans leurs orthographes et requièrent des changements. Signalons aussi les nombreuses résistances sociétales ardues à ces changements autant par nostalgie à l'ancienne norme que par misonéisme. En effet, autant il est nécessaire de mettre en place une autorité dotée d'une légitimité scientifique, politique et morale qui servirait de guide et de levier à la réforme/aménagement de la norme de la langue, autant il est capital d'établir le corpus de référence qui fonde la légitimité de cette norme dans les pratiques sociales et linguistiques des locuteurs. En somme deux autorités doivent encadrer tout travail de normalisation sérieux de la langue : l'autorité d'une académie scientifiquement et financièrement viable et l'autorité d'un corpus de la langue, recueilli dans des conditions scientifiquement fixées. Des dictionnaires ainsi que des grammaires complètes de référence en seraient extraits et pourraient alors être établis de manière consensuelle afin de concrétiser et de diffuser précisément la norme linguistique retenue. Ce qui constitue un grand pas vers la standardisation. Mais ces produits culturels et intellectuels, faisant partie de ce qu'on appelle l'industrie de la langue, sont eux-mêmes écrits selon certaines normes et doivent à leur tour servir de référence normative en matière grammaticale et sémantique, d'écriture et d'orthographe. L'idée consiste à donner à tous les éléments une image relativement fixe et simplifiée. Réforme orthographique d'autres langues Les langues italienne et espagnole ont connu chacune sa (ses) réforme moderne et une évolution vers une orthographe plus phonétique où l'on ne retient que les informations liées à l'expression et à la signification, convaincu du fait qu'une désambiguïsation totale est impossible. La langue française a connu sa réforme en 1991 à travers des institutions comme le Conseil de la langue française ou l'Académie de la langue française ou de l'Office québécois de la langue française. La langue allemande a connu, elle aussi, sa réforme en 1996 (appliquée en 2005). Ce fut le Cercle de travail international pour l'orthographe (constitué de linguistes allemands, autrichiens et suisses) qui rendit publiques ses recommandations de simplifications, notamment l'écriture orthographique des mots étrangers et des mots très longs. Les réformes orthographiques dans le monde, aujourd'hui, agissent dans le sens d'une plus grande simplification du nombre de règles et de signes utilisés pour écrire une langue (minimiser le nombre de diacritiques, de traits d'union, des accents circonflexes, des digrammes...). La réduction, donc, de certaines informations dans le signe écrit est une véritable avancée pour soulager la mémoire de l'apprenant du fait que celui-ci n'ait, la plupart du temps, aucun besoin de données historiques ou segmentales de rang inférieur pour pouvoir lire et comprendre un texte écrit, et cela au-delà de la confusion souvent constatée entre la segmentation distributionnelle d'un corpus en «ses plus petits éléments dotés de signification» (analyse morphématique/monématique) et écriture orthographique. Ecrire «rechtschreibreform» (=réforme de l'orthographe) en un seul morphogramme, en allemand, ou l'écrire en trois morphogrammes séparés par des blancs recht schreib reform a une conséquence certaine sur la simplicité de la lecture/écriture. On pourrait faire encore plus compliqué, si l'on veut, et unir les trois morphogrammes par des traits d'union comme suit : recht-schreib-reform en conformité avec les mêmes arguments que ceux avancés par une certaine tendance dans la normalisation de tamazight. On voit aussi, dans la langue française, des morphogrammes amalgamés dont on ne se doutait même pas : «ortho-graphe» (=droite, écriture); «marcherais» qui pourrait s'orthographier en trois unités séparées par des blancs ou des traits d'union : marche-r-ai-s correspondant aux unités signifiantes constituantes du morphogramme : (lexème verbal-futur-première pers. Sing-conditionnel-présent) ; trouvâmes : trouv-â-mes : (lexème verbal-1re pers plu-passé simple)... Le trait d'union dans l'écriture de tamazight Au fur et à mesure que les orthographes des langues du monde développé se simplifient en se débarrassant des informations superfétatoires pour le lecteur (en première lecture/analyse), l'écriture de tamazight se complique. Ainsi, quand le trait d'union disparaît peu à peu dans l'écriture française, il semble au contraire promis à un meilleur avenir dans sa délocalisation vers l'écriture latine de tamazight. On oublie ainsi que la notation n'est pas l'écriture orthographique et ne revêt, surtout, aucun caractère sacré. Kamel Nait Zerrad(5), l'un des plus importants contributeurs en matière de normalisation de la notation de tamazight en caractères latins, nous dit ceci : Trait d'union. On rappellera la règle générale : les affixes sont liés au nominal, au verbe ou à la préposition auxquels ils se rapportent par un trait d'union, qu'ils soient antéposés ou postposés. Pour le verbe, les affixes sont les pronoms compléments direct et indirect et les particules d'orientation ; pour le nominal, les démonstratifs et les possessifs ; pour la préposition, les pronoms. (p.120) Cela implique pour le lecteur et le scripteur d'un texte en kabyle, par exemple, qu'il sache reproduire l'analyse que vient de faire ici-même le grammairien ! Dans le langage de Lucien Tesnière, cela signifie qu'un lecteur/scripteur de texte doit pouvoir analyser explicitement celui-ci (donné pour lecture et décryptage/encryptage de la signification) en hiérarchies comme les constellations (en astronomie) et la hiérarchie des planètes (noms, verbes) et leurs satellites (les affixes). Inutile de dire qu'aucune écriture de langue n'obéit à une telle exigence. On pourra aisément tenter de réécrire un texte, une poésie, un roman selon un système orthographique simplifié (sans les traits d'union, tout en le systématisant), en apprécier le visuel résultant et les facilités de lecture (test auprès d'élèves débutants) qu'il offre. Ce type d'étude scientifique doit absolument être mené en toute objectivité, et les conclusions diffusées et prises en compte dans tout travail d'aménagement de l'écriture et de l'orthographe quelle que soit la graphie retenue, par ailleurs : aucune n'est privilégiée par nous. Ce travail pourrait être fait par cette future académie. Les articles proposés dans le dernier numéro (n0 6) de Timsal n tamazight, produit par le CNPLET/MEN, qui sera bientôt mis en ligne sur le site /cnplet.net/, dans la diversité de leurs points de vue, entrent dans ce cadre. Qu'il s'agisse d'écriture littéraire ou théorique, d'imprimerie traditionnelle ou de traitement de texte, la notion de simplicité impliquant l'économie typographique, d'effort, d'argent, de papier, de mémoire... est de mise. Les utilisateurs comme les normalisateurs doivent échanger leurs préoccupations, même les plus techniques, afin d'obtenir une amélioration substantielle de l'écriture/orthographe de tamazight dans l'objectif d'en faciliter l'accès et l'usage et en élargir les possibilités de diffusion y compris dans les couches de la société les moins instruites, c'est-à-dire les plus nombreuses. A. D. (*) Docteur de l'université de la Sorbonne, professeur des sciences du langage et de traductologie Bibliographie A. Dourari, «Tamazight dans le marché linguistique algérien», in Actes du colloque international Médias, communication, langues et langages : Où en est tamazight ? HCA, Azazga, 2014, (pp 73-88) A. Dourari, De Ferdinand de Saussure à Noam Chomsky, Essai de présentation critique de théories linguistqiues, Ed. Frantz Fanon, 2016 Kamal Nait-zerrad, «La notation usuelle et la standardisation du berbère, Ecrire en berbère, oui mais comment ?» in Tifin, revue de littératures berbères, N 1/2006, pp 112-128 Karl Popper, La connaisance objective, ISBN 978-2-08-081405-0 .................... 1) En référence au livre de Paul Ricœur du même titre paru aux éditions du Seuil en 1990. 2) V. A. Dourari, «Tamazight dans le marché linguistique algérien...», in Actes HCA op cit. 2014 3) A. Dourari, De Ferdinand de Saussure à Noam Chomsky, Essai de présentation critique de théories linguistiques, Frantz Fanon, 2016 4) Karl Popper, La connaissance objective, op cit. Ce concept est rendu parfois par «la réfutabilité» 5) Kamal Naït-Zerrad, «La notation usuelle et la standardisation du berbère, Ecrire en berbère, oui mais comment ?» in Tifin, revue de littératures berbères, N 1/2006, pp 112-128.