Un récit vivant et un document historique de première main qu'est cet ouvrage de Mohamed Seghir Benachenhou. Un témoignage-choc et d'un pathétique bouleversant. Le récit d'un miraculé, de quelqu'un qui promène aujourd'hui encore la dégaine un peu étrange d'«un rescapé de la guerre de Libération» (sous-titre du livre). Dans sa vie de fidaï puis de maquisard, ensuite dans son autre vie dans les prisons et les camps de la mort, Mohamed Seghir Benachenhou a connu l'enfer, la torture, la vie par-delà la mort. Il s'est battu jusqu'au bout pour un idéal de liberté, de dignité et de justice. Le prix à payer c'est d'avoir souffert, dans sa chair et dans son âme, de la barbarie de l'ordre colonial. Cette inhumanité monstrueuse l'a marqué si profondément que, bien longtemps après l'indépendance, le survivant n'a jamais quitté son meilleur refuge : l'oubli. L'amnésie comme planche de salut ! Cela a duré une cinquantaine d'années. Il s'est alors résolu à entreprendre une thérapie par l'écriture, par le baroud des mots. L'accouchement est au forceps, sans fioritures de style. Un récit direct, spontané, coulant comme une eau vive. Et c'est seulement en conclusion de l'ouvrage que l'on comprend comment Mohamed Seghir Benachenhou a pu livrer ce dernier combat. Il écrit : «Ce récit, longtemps enfoui dans ma mémoire, dans mon subconscient, a été écrit en cinq semaines, jour après jour, après mon travail, trois à quatre heures quotidiennement, avec une facilité déconcertante que je ne me soupçonnais pas. J'ai longtemps refoulé dans mon intimité ces événements qui pesaient lourd dans ma mémoire et que je voulais oublier à jamais, car ils me faisaient mal. Aussi, j'ai mis entre parenthèses tout ce passé douloureux qui me hantait ; je voulais me reconstruire, retrouver une vie normale, convaincu que je n'ai fait que mon devoir, en toute simplicité, avec la satisfaction du devoir accompli en toute conscience. Mais dès que j'ai commencé à fouiller dans ma mémoire et toucher au fil conducteur de ces événements, tout remontait à la surface. La chronologie des événements aidant, tout coulait comme une eau de source ; je ne pouvais plus m'arrêter. Tant pis pour la forme car le fond est là, vivant, réel, vécu et c'est cela l'essentiel. Je ne suis pas un professionnel de l'écriture, je n'ai jamais écrit quoi que ce soit. Tout ce que je voulais relater, un récit sincère des événements, sans exagération, sans emphase et sans fabulation.» Mohamed Seghir Benachenhou a alors laissé parler sa mémoire. Il a osé écrire tout ce qui lui venait à l'esprit. Et c'est cela qui donne plus de force et d'intérêt à ce témoignage peint sur le vif. Le lecteur est vite pris dans l'engrenage, tant l'histoire — émouvante — raconte des choses qu'il ne savait pas et intègre des éléments qui rendent le narrateur réellement différent des témoins de son genre. Préfacé par l'éditeur Fayçal Houma, Liberté, j'écris ton sang est un récit qui parle au cœur, à l'humain, en même temps que plein d'enseignements et d'informations sur la Révolution et les années de guerre. Il y a là, notamment, des informations de première main sur la résistance urbaine à Tlemcen, sur les maquis de l'Ouest, les prisons de la région, les camps de torture (dont le tristement célèbre quartier de Gourmala, à Tlemcen), sur les «retournés», etc. L'auteur raconte des événements que lui et d'autres compagnons de lutte ont vécus, citant ces derniers au passage et leur rendant hommage. Tous s'étaient engagés très jeunes dans la Révolution et presque tous sont morts les armes à la main ou froidement exécutés. «Ces hommes, ces résistants anonymes ont donné leur vie. Il faut qu'on le sache. Rien ne les obligeait à le faire, ils ont choisi leur camp volontairement, généreusement, à l'appel de la patrie. Ils ont fait leur devoir fièrement, dignement pour ce pays. Ils ont donné le plus bel exemple», rappelle l'auteur dans l'introduction. Bien sûr, l'expérience vécue qu'il dévoile au fil des pages avait aussi son côté sombre ou obscur : «Dans cet environnement de sang et de larmes où j'ai évolué, j'ai côtoyé le bon et le mauvais, le courageux et le lâche (...). Tu côtoies des hommes de tout milieu social dans les maquis ou les prisons, c'était la vie commune pour nous tous. Ce sont les meilleures écoles...» Très forte expérience émotionnelle fut surtout celle vécue dans les camps de torture (ou centre de tri) et les prisons. «Au début de l'année 1957, les autorités françaises ont créé des camps de tri. Ces derniers, sans base légale, fonctionnaient parallèlement aux institutions officielles. Tous les prisonniers se déversaient dans ces centres aux attributions exorbitantes : c'est là que se décidaient la vie ou la mort des détenus. Ces centres procédaient à la torture systématique, puis des corvées de bois (...). Cela a duré jusqu'au cessez-le-feu. Les plus hautes autorités militaires, civiles et même politiques connaissaient l'existence de ces centres de l'infamie, où des centaines, voire des milliers d'Algériens étaient tués après avoir été torturés. Le moins que l'on puisse dire est que cette pratique dégradante et criminelle ne fait pas honneur à la France, pays des droits de l'homme et des libertés», fait remarquer Mohamed Seghir Benachenhou. Le lecteur accordera d'ailleurs une attention particulière et croissante à la troisième partie du livre, celle qui raconte les horreurs d'une guerre dans la guerre, c'est-à-dire celle psychologique des DOP et des tortionnaires. «La pire des situations que peut vivre un combattant, de surcroît un moudjahid, est son arrestation, c'est pire que la mort», prévient l'auteur. Prélude au supplice des damnés. En comparaison, l'enfer des maquis s'apparente à une villégiature. Ce témoignage bouleversant s'intitule «L'arrestation, les camps de torture, les prisons et la règle de non- droit». Mohamed Seghir Benachenhou s'attarde, avec force détails, sur les circonstances de son arrestation, les terribles conditions de détention (dont le séjour dans le camp de Gourmala), les pratiques de torture systématique, les exécutions sommaires, les scènes atroces dont il a été témoin, la procédure inquisitoire du tribunal militaire, la solidarité entre détenus, les harkis et les «retournés», etc. Il a vécu dans l'antichambre de la mort jusqu'au cessez-le-feu, échappant par miracle à la guillotine ou à la corvée de bois (ayant été certes condamné à une longue peine de travaux forcés par le tribunal militaire d'Oran). Les informations factuelles et les détails authentiques continuent de s'accumuler pour raconter aussi la terreur de l'OAS, les dépassements des «marsiens», la révolution confisquée par l'armée des frontières, les «oubliés de l'histoire et qui ont survécu», les usurpateurs et les planqués qui se sont servis, etc. Auparavant, l'auteur relate son parcours de résistant puis de maquisard dans les deux parties intitulées «Le combattant de l'ombre dans la fida tlemcenienne» et «Les maquis et la vie des djounoud». Là encore, le témoignage de Mohamed Seghir Benachenhou est un document précieux, d'une grande valeur historique. Tout en respectant la chronologie des évènements, l'auteur multiplie les mini-portraits (souvent avec photo) des martyrs de la région et des rares qui ont survécu. Evocation des medersiens («qui ont fait la préparation militaire comme moi»), du futur colonel Lotfi, de Hocine Senouci, des Scouts musulmans, de l'assassinat du docteur Benouda Benzerdjeb, de Hamadouche Boumediene (chef des commandos de Tlemcen), etc. Si Okacha (le nom de guerre de l'auteur) allait ensuite réorganiser la fida de Tlemcen. Grillé, il doit rejoindre le maquis. Une autre histoire commence, avec d'autres acteurs et des épreuves nouvelles. Mohamed Seghir Benachenhou est né le 3 janvier 1936 à Tlemcen. Il a intégré le FLN en 1955. En 1956, à vingt ans, il est le chef et le coordinateur de la résistance dans cette ville. Deux ans après, en 1958, il est arrêté et transféré dans un camp de la mort... Son livre est plus qu'un exutoire, c'est une véritable libération pour ce moudjahid qui s'est construit tout seul après l'indépendance (il a été directeur des hôpitaux, avocat, notaire). Hocine Tamou ............ Mohamed Seghir Benachenhou, Liberté, j'écris ton sang, éditions El Maarifa, Alger 2015, 182 pages