Par le Commandant Si Azzedine «Mettez une mitrailleuse de 38" entre les mains d'un djoundi qui n'a pas de foi, il perdrait son arme sûrement... Donnez un fusil de chasse à un djoundi qui croit en la justesse de son combat, il vous fera des miracles.» (Le commandant Si Lakhdar) L'Homme dont nous commémorons aujourd'hui le 58e anniversaire de la mort héroïque est sans nul doute l'un des meilleurs chefs militaires de l'ALN. Il fut mon ami, un modèle, un maître. Le commandant Si Lakhdar a été le plus jeune officier de l'ALN. à ce grade, tout comme il était le plus jeune membre du Conseil national de la Révolution algérienne (C.N.R.A.). S'il était arrivé à un tel niveau de responsabilité et je ne crois pas céder au subjectivisme en avançant que c'est parce qu'il avait toutes les qualités requises pour assumer avec mérite ces responsabilités politique et militaire tant il a su avec la curiosité intellectuelle qui était la sienne et sa disponibilité à apprendre et à assimiler, se former à l'école du P.P.A. (Parti du peuple algérien) d'abord et à celle de l'A.L.N. ensuite. Mokrani Rabah, dit Si Lakhdar, est né au village Guergour en 1935 au douar Ammal, dans la daïra qui a pris son nom : Lakhdaria, anciennement Palestro. Une région déshéritée au relief tourmenté. Elle fut depuis toujours un foyer de la résistance. Dans l'histoire, durant les épopées de la résistance de l'émir Abdelkader puis de la révolte avec El-Mokrani et Cheikh Aheddad. J'ai eu l'insigne privilège de combattre sous les ordres de Si Lakhdar, et d'infliger à Soufflat, où El-Mokrani était tombé les armes à la main, une cinglante défaite à une unité de l'armée colonialiste. Ce jour-là, le commandant Si Lakhdar avait ressenti l'une de ces joies profondes dont je garde encore un ineffable souvenir. Nous venions d'enterrer nos compagnons tombés dans cette embuscade et Si Lakhdar, en quelques mots, simples, avait rappelé notre appartenance à une longue chaîne de luttes contre toutes les formes de domination étrangère. Nous avions tous le sentiment de perpétuer une tradition de sacrifice pour la grandeur de notre nation. Issu de l'une de ces familles fières de leur passé et rudes, l'image du relief qui l'a vu naître, Si Lakhdar, après quelques années d'école primaire à Lakhdaria, s'orienta vers la formation professionnelle à Sour-El-Ghozlane, dans le domaine du bâtiment. Ouvrier-maçon, il adhéra très tôt au PPA qui véhiculait alors des idéaux de nationalisme et d'indépendance. La condition de colonisé ne pouvait que nourrir son espérance d'une libération prochaine et sa soif de justice et de démocratie. Il faut avoir vu le terrible état de dénuement des paysans de Lakhdaria pour comprendre les raisons de l'intensité et de l'étendue de son engagement. Il portait chevillée dans l'âme, cette prière d'un patriote irlandais : «Dieu je ne sais quel est le chemin que d'autres pourront suivre, mais en ce qui me concerne donnez-moi la liberté ou donnez-moi la mort.» Il était de ceux qui irradient par leur sens de l'humain, leur simplicité, mais aussi la spontanéité de leur humour, voire du rire dans les moments les plus difficiles. Pendant ses moments de répit, il se faisait un devoir de se consacrer à des visites aux blessés et aux populations victimes d'une répression aveugle. Il ressentait profondément les peines et les souffrances d'une famille broyée par la guerre, le spectacle devenu banal et coutumier, de villages écrasés sous les bombes, les récoltes détruites, les forêts brûlées. Pour lui, chaque djoundi était une entité qui avait sa valeur propre au sein d'une unité soudée. Il s'intéressait à ses problèmes de famille, de santé. Comment ne pas évoquer cette belle figure de Mohamed El Blidi dont le courage poussé jusqu'à la témérité et le patriotisme sans faille, avaient valeur d'exemple et qui, malgré leur différence d'âge de quatre ans, considérait Si Lakhdar comme son père. Aimé par les djounoud, chanté par le peuple comme un personnage de légende, craint par le colonialisme, j'atteste que Si Lakhdar ne s'est jamais départi de cette modestie qui le caractérisait. Je me souviens que son optimisme et son courage souriant ne furent à aucun moment entamés quand il a reçu la terrible nouvelle de la mort de son frère unique qui l'avait rejoint au maquis. Militant dès son plus jeune âge, Si Lakhdar a appris à cultiver les qualités de ceux dont le destin est d'éveiller la conscience révolutionnaire, de mobiliser les masses, de les organiser, de leur donner la parole. A qui d'autres pouvait mieux s'appliquer l'appel toujours vrai de notre frère Larbi Ben M'hidi «Mettez la révolution dans la rue et elle sera reprise par des millions de personnes.» Ces deux figures avaient en commun une confiance illimitée en le peuple. Dès novembre 1954, il participait avec Si Omar Ouamrane, responsable de la Wilaya IV, à la délicate opération de la pénétration des déchras dans une région qui, il est vrai, était préparée politiquement. Dans chaque village où il arrivait, il s'ingéniait à convaincre. Il savait non seulement toucher les cœurs mais aussi écouter. Il s'appliquait à gagner plutôt que de sévir. Des caïds, censés servir l'ennemi qui les a placés, l'ont suivi parfois jusqu'au sacrifice suprême. Il aimait, et il enseignait la pratique vivifiante de la critique et de l'autocritique objective. C'est dans ce cadre que s'inscrivaient des réunions régulières et qui étaient des points de départ pour des améliorations sur le plan du travail révolutionnaire combien passionnant mais difficile, où chaque erreur se payait très cher. Toutes les réunions se déroulaient autour d'un ordre du jour très précis qui donnait l'occasion à chacun des participants de s'exprimer. A ce moment-là, la démocratie la plus complète était respectée. Au terme de la réunion, la discipline exigée par la circonstance était d'autant plus rigoureuse. Il a veillé avec un soin particulier à la constitution et à l'instauration des assemblées populaires prévues par le premier congrès du Front de libération nationale de la Soummam. De ce fait, les unités combattantes étaient portées par toute une infrastructure politique et pouvaient se mouvoir au sein des masses comme «un poisson dans l'eau». Son expérience lui a enseigné la compréhension de la complexité d'une situation afin de dégager les solutions meilleures. Simple chef de groupe au déclenchement de la lutte armée, il est mort en 1958 au sein du commando Ali Khodja au djebel Belgroune comme membre de l'organe suprême : le CNRA. Très conscient du rôle de l'information pour contrecarrer la propagande de l'armée colonialiste, il était d'une extrême disponibilité à l'égard des services d'information de la wilaya, parmi lesquels il n'avait que des amis très proches comme le morchid Si Ahmed Hadj Hamdi dit Arslan, Belarbi Abdelkader, docteur en sciences économiques, Abdelkader Choukal, journaliste d'Alger Républicain ; Laïchaoui Mohamed, membre du comité de rédaction de l'appel historique du 1er Novembre 1954, tous les quatre tombés au champ d'honneur, ainsi que Boualem Oussedik, licencié en lettres, et Ahmed Z'mirli ; je n'oublierai évidemment pas l'excellentissime docteur en médecine Harmouche Arezki (dit Saïd). Après chaque action, il établissait un rapport destiné au conseil de la wilaya et au service de l'information. C'est à son initiative que l'épopée du commando Ali Khodja fut retracée par le chahid Belarbi dans l'organe central de la Wilaya IV «Révolution». Je voudrais, ici, rendre un hommage particulier à cette équipe de soldats de la vérité et du patriotisme qui, venus d'horizons et de formations différents, ont su donner du FLN et de l'ALN l'image qui était et qui restera à jamais la sienne, celle d'un mouvement mobilisateur des énergies populaires, porteur d'espoirs pour tout le tiers-monde. A l'égard des services sanitaires, il était d'une extrême attention tant leur dévouement était sans limites. N'est-ce pas, d'ailleurs, l'infirmière Baya El Kahla qui avait organisé, sur une vingtaine de kilomètres, une chaîne populaire pour orienter et permettre au commando Ali Khodja de sortir du ratissage opéré et mené par les généraux Massu, Allard, Joyeux, et le colonel de Maison Rouge après notre éclatante victoire de Bouzegza le 4 août 1957 ? Comment passer sous silence le sacrifice du capitaine chirurgien Aït Idir, du docteur Hermouche, du docteur Yahia Farès et de tous ceux, moussebiline, infirmiers ou médecins qui jouèrent un rôle capital aussi bien dans les unités combattantes, dans les infirmeries clandestines, qu'au sein du peuple où ils soignaient les blessés, les malades autour desquels ils montaient une garde vigilante ? Le commandant Si Lakhdar avait les vertus du soldat révolutionnaire et les qualités du chef qui prépare minutieusement son action, recherche le résultat en épargnant la vie de ses compagnons. Il avait l'avantage d'avoir une connaissance acquise au sein de l'Organisation Spéciale (O.S.) organisation paramilitaire du PPA, qui s'est épanouie grâce à sa maîtrise du terrain et ses liens avec le peuple. Au moment où la démocratie ouvre les pages de l'Histoire, il faudra bien, un jour, que nous souhaitons très proche, analyser et dégager les méthodes de lutte qui ont permis à l'ALN dans la Wilaya IV de dégager une théorie et une pratique révolutionnaire qui constitue un apport précieux dont les générations doivent s'imprégner. Par delà les faiblesses et les erreurs nous devons avoir le courage de les analyser. La Révolution algérienne est l'une des plus belles épopées qu'un peuple ait inscrites dans l'Histoire universelle. Je suis un patriote. J'aime et je respecte tous les responsables de l'A.L.N. comme du reste, l'ensemble de ceux qui ont apporté la moindre des contributions à la libération de notre pays, et ce, sur toute l'étendue de notre territoire et ailleurs, là où le combat les a appelés. La plupart d'entre eux sont tombés au champ d'honneur, mais en mettant l'accent sur l'œuvre de Si Lakhdar, j'ai le sentiment de les associer et de leur rendre un hommage qui est le leur. Si Lakhdar privilégiait l'embuscade à l'accrochage, il cultivait l'action par surprise dont il disait : «Elle compense le nombre et le déséquilibre de la puissance de feu.» Après chaque action, il opérait un repli qui déconcertait le plus souvent les calculs théoriques de l'état-major ennemi. Pour lui, les commandos devaient constituer des unités d'élites capables de frapper durement et de se diluer dans la nature. «Nos usines d'armement se trouvaient, disait-il, sur la route goudronnée». Il nous répétait sans cesse que l'aide extérieure ne pouvait être qu'une contribution minime et qu'il fallait compter sur nos propres forces, tant il est vrai que «face à son destin, une nation est toujours seule». L'émulation chez lui était saine mais aussi contraignante. Il ressentait comme sienne et avec fierté chaque victoire du commando Ali Khodja. Il savait mieux que quiconque soulager une région ou disperser les concentrations de l'ennemi. Les attaques dans les plaines pour dégager les montagnes ; les commandos dans les villes, les embuscades sur les voies de communication, les destructions des voies de chemin de fer et des plantations des colons, tout cela contribue à généraliser l'insécurité chez l'ennemi. Avant chaque embuscade, il veillait à étudier personnellement la configuration du terrain et à choisir l'emplacement des armes collectives. D'une exigence méticuleuse, il essayait de déceler les insuffisances, même lorsque le succès était total, pour mieux préparer les opérations futures. Il a été le premier à ressentir les conséquences néfastes de la griserie que l'ensemble de la Wilaya IV avait ressentie en 1957 après une très longue série de victoires quand nous avions commencé à former de grandes unités qui ont eu des accrochages coûteux. Nous lui devons beaucoup au plan de la tactique et de la stratégie dans la guerre révolutionnaire.