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CARNET DE VOYAGE D'AREZKI METREF
SI TU VAS à SAN FRANCISCO... 6/ Une escale chez Bonanza
Publié dans Le Soir d'Algérie le 17 - 03 - 2016

Petit-déjeuner sur la terrasse d'un chalet au bord du Lake Tahoe, donnant sur l'un des canaux qui se jettent dans le plus grand lac alpin de l'Amérique du Nord. Des bateaux amarrés au ponton ondulent nonchalamment sous une brise discrète. L'endroit suggère la Cité des Doges, une petite Venise en altitude, à cheval entre la Californie et le Nevada. Dahmane qui dispose de ce chalet tient absolument à nous faire visiter les alentours. L'ami Krimo est du voyage. Lake Tahoe est une station balnéaire construite en altitude autour du lac, au pied des contreforts skiables de la Sierra Nevada qui culmine à plus de
4 000 m. C'est une station très courue des Californiens pour la pureté de l'air, les promenades en forêt essentiellement de conifères et les sports à la fois nautiques et de montagne.
Le matin est frais, presque froid. Nous décidons de faire un tour en ville. Direction Starbucks, l'un des rares endroits où la Wifi permet de se connecter. Un café à l'atmosphère studieuse, à l'allure d'open space où chacun s'affaire, qui sur son ordinateur qui sur sa tablette ou encore sur son téléphone. Dahmane remplit son mug, puis nous prenons le chemin du lac. Nous devons nous garer à une bonne distance du rivage car, pour des raisons de sauvegarde de l'environnement, il n'est pas accessible aux voitures. Bien entendu, pas question aujourd'hui de faire le tour du lac long de 35 km et large de 19.
La brume en apesanteur s'attarde sur une eau bleue cobalt, si pure qu'on y voit jusqu'à 30 m de profondeur. Avec cette explosion de couleurs, je peine à reconnaître les décors de l'une des séries les plus réputées des feuilletons US des années 1960, Bonanza, qui fut tournée dans ces lieux.
L'aspect sauvage de ce paysage au milieu de nulle part explique le fait que le lac Tahoe, propriété des Indiens Wachos, n'ait été découvert qu'en 1844 par l'explorateur John Charles Frémont. Dans nos conversations inopinées, tout est occasion d'un retour comparatiste à l'Algérie. Nous tombons en arrêt devant un groupe d'une entreprise ayant réuni ses employés pour une formation en plein air. Impossible en Algérie ! Mais pourquoi pas d'ailleurs ? Nous possédons de beaux rivages, des entreprises... Alors ?
Rebroussant chemin, nous traversons bientôt une vaste zone résidentielle, cossue, où les maisons de grand standing sont la propriété des grosses fortunes de la Silicon Valley. Les baraques ressemblent à ces domaines de stars tels qu'on pourrait en voir à Beverly Hills.
Décision démocratique : faire les courses au Rayley's, un supermarché gigantesque, démesuré, avec un choix de produits qui dépasse l'entendement, afin de préparer l'objet du consensus obtenu après d'âpres négociations : une salade niçoise. Miracle : l'accord s'est même fait sur les ingrédients. Il y a intérêt à préparer ses listes de courses et connaître l'emplacement des produits, faute de quoi on peut y passer la journée à baguenauder à travers les dédales d'interminables étals... Après le déjeuner, Dahmane nous emmène enjamber la frontière entre l'Etat de la Californie et celui du Nevada qui coupe South Lake Tahoe, la ville partagée. Il suffit de traverser une rue du Downtown, le centre-ville, pour changer d'Etat.
Le changement n'est pas anodin. Certaines lois en vigueur dans un Etat ne le sont pas forcément dans l'autre. Aller du trottoir californien à celui du Nevada, c'est changer de législation. Au Nevada, les casinos pullulent tandis qu'en Californie, ils sont interdits, sauf sous certaines conditions.
On décide de franchir le pas et d'entrer dans l'antre du Chitane. La tentation du jeu ? Bof ! pas les moyens de se laisser avoir de toute façon ! On pénètre d'abord au Harrahs, puis au Harveys et enfin au Hard Rock, un bâtiment dont la décoration est dédiée au thème de ce genre musical incarné par Led Zeppelin et Deep Purple. Dans ces trois casinos, et comme on le verra plus tard en plus grand à Las Vegas, tout ici est fastueux, chatoyant de mille feux, scintillant comme dans un rêve. Les lumières sont tamisées de cette couleur de la discrétion distinguée qu'est le rouge, et les tables de jeux brillent nuit et jour.
Les lumières ne s'éteignent jamais. On voit de tout dans un casino, sauf des horloges. Il n'est pas question que le joueur puisse prendre connaissance de l'heure. Dans cette atmosphère luxueusement confinée, on est coupé de l'extérieur, le but étant de faire oublier toute notion de temps pour se laisser happer par le jeu. Quelque chose te susurre d'aller à l'une des tables où la fortune t'attend. Combien de personnes se sont-elles fait piéger ainsi ?
Les récits concernant les casinos finissent toujours bien, mais pour les casinos. Un type a fait sauter la banque... Il est resté jusqu'à perdre le dernier cent...
Je joue une ou deux fois un dollar au bandit manchot, la machine à sous qui a hérité de ce sobriquet du fait de son bras unique. Bien entendu, je ne gagne rien, c'est le prix du leurre. Rester scotché à une table de jeu, misant de l'argent que l'on ne possède plus, procède de cette psychologie particulière du joueur. Je pense à ce roman de Dostoïevski, Le Joueur, paru à Saint-Pétersbourg, en Russie, en 1866, et qui, par la description des ressorts psychologiques de l'addiction, garde toute sa pertinence : «... il y a quelque chose de particulier en ceci : un homme seul loin de son pays natal, loin de ses amis, sans savoir s'il mangera aujourd'hui, risque son dernier florin, le dernier des derniers...»
Quelque chose d'invisible peut t'alpaguer avec la force des griffes du diable, et te clouer à une machine à sous ou un tapis de jeux jusqu'à te déplumer de ta dernière piécette. Nous quittons les casinos sans regrets, ressassant en toute bonne conscience ces histoires de joueurs chevronnés qui y laissèrent leur âme.
Le lendemain, lever aux aurores. Le temps de se préparer et l'on démarre. Retour à Napa. Mais avant de quitter Lake Tahoe, arrêt rituel à Starbucks où Dahmane remplit de façon tout aussi rituelle son mug de café. Chacun en profite pour consulter ses mails. La route d'abord en lacets offre une meilleure visibilité que le soir de notre arrivée dans la nuit et la brume. On n'en apprécie que davantage la majesté de ces paysages du Nevada. L'air frais du matin nous cingle dans la décapotable. On en oublierait presque que nous sommes en Californie. A un certain moment, je me surprends à m'assoupir en dépit du froid. Dans cette léthargie, je tente de mettre un peu d'ordre dans les sensations que me procure cette déferlante de paysages, de personnages et de paroles. Et je m'aperçois que je ne suis pas aussi disposé que je le pensais à recevoir les choses comme elles viennent. Je suis bridé par l'instinct du voyageur basique qui, en guise de découverte, se contente de mettre à sa sauce personnelle des idées reçues. Il me faudra un certain temps avant d'atterrir dans la réalité américaine après m'être défaussé de la mythologie charriée par le cinéma, la BD et la littérature. Combien de temps ? Je ne sais. Nous voici sur la route 50 allant vers l'Est. Numéro pair. Nous contournons Carson City, la capitale du Nevada. Ne sommes-nous pas là en plein western ? La ville doit son nom à Kit Carson, trappeur et pionnier de la conquête de l'Ouest, presque un ami de longue date tant il était dans toutes les bandes dessinées de mon enfance. Nous roulons, et le soleil est maintenant haut. Concertation rapide entre Dahmane et Krimo, qui empruntent l'un et l'autre souvent cette route, sur la prochaine halte.
- On s'arrête à Truckee, décrètent-ils d'un commun accord. J'approuve sans réserve. Ma curiosité a été décuplée par la réminiscence que cette petite ville minière a servi de décor naturel à La Ruée vers l'or que Charlie Chaplin y tourna en 1924. On raconte que l'idée de ce film avait été inspirée à Chaplin par la lecture d'un récit d'un survivant parmi les émigrants, dont la malheureuse expérience est connue sous le nom de l'expédition Donner. En route vers la Californie, attirés par l'or, 87 pionniers restèrent bloqués au cours de l'hiver 1846 dans la Sierra Nevada enneigée. 41 moururent et les 46 survivants durent leur salut au cannibalisme. La route empruntée par ces malheureux pionniers porte aujourd'hui le nom de Donner Pass. Et dans les écoles primaires de l'Etat de Californie, cette séquence tragique de l'histoire du Far West est enseignée. Cet épisode, gravé dans l'imaginaire américain, est diversement sauvegardé. On y voit aussi bien le sacrifice de pionniers pour réaliser leur rêve d'améliorer leur vie qu'une métaphore du cannibalisme du capitalisme. Donc, banco pour un arrêt à Truckee. Krimo et Dahmane évoquent le même arrêt qu'ils firent lors d'un voyage, quelques semaines auparavant, avec l'ami Hamou Amirouche, qui fut à 17 ans le secrétaire personnel du colonel Amirouche. Dahmane trouve à stationner la voiture en face de l'ancienne gare. La rue qui la longe a gardé toute sa rusticité de décor de western. Le grand hôtel de Truckee, avec ses balcons en bois, les saloons, les boutiques, la petite église blanche à la mexicaine, tout renvoie à l'image du Far West. Mais ce qui lui donne encore plus de cachet, c'est la gare. Ville minière, Truckee a été une station ferroviaire importante de la ligne Chicago-San Francisco.
La gare qui fut construite par une main-d'œuvre chinoise est aujourd'hui un musée qui relate, entre autres histoires, celle de la construction de la voie ferrée. Le musée propose des tas de gadgets dont les inévitables «produits dérivés» que sont les tee-shirts et les casquettes. Mais voilà qu'en 1886, les 1 400 Chinois de Truckee furent chassés de la ville. La montée d'un sentiment xénophobe dans le contexte acéré de la Ruée vers l'or parvint à provoquer le boycott des entreprises chinoises.
On s'attend, dans ce décor, à ce que deux cowboys surgissent de quelque part et s'entretuent dans un duel spectaculaire. Avec Dahmane, depuis le début du voyage, nous avons acquis la certitude que nous allions rencontrer un Algérien dans les endroits les plus inattendus. On ne l'a pas vu à Tahoe. Pas encore à Truckee. On déjeune dans un restaurant, qui a de l'extérieur l'aspect d'une gargote de western.
A l'intérieur, par contre, c'est le confort et l'efficacité américaine qui dominent. Ça ne m'étonnerait pas qu'il y ait un Algérien là-dedans. Nous quittons Truckee en début d'après-midi.
A. M.
Demain : 7/ Quelques heures dans la Ruée vers l'or.


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