[email protected] Alors là, on fonce vraiment vers la côte Ouest à travers la vallée de Santa Lucia Mountains. A ce stade, je crois avoir intégré l'âme d'un addict au road trip. Je conçois même que l'on puisse passer sa vie à regarder défiler les plaines opulentes ou les déserts raclés depuis une voiture qui file à tout berzingue. Cette façon de poser un regard fugace sur des images brèves et cumulées doit avoir joué dans l'invention de la caméra. Réminiscence qui a quelque chose à voir, peut-être, avec cette autre expérience. Au château d'Auvers-sur-Oise en France, consacré au mouvement impressionniste, on recrée les conditions de naissance du mouvement. Pour mieux saisir la démarche picturale de ce courant, on fait défiler un paysage à partir d'un simulateur de train en marche. La vitesse génère des formes épurées et des couleurs striées de vibrations, fragments de paysages, fugitifs, éphémères, sublimés par les peintres de ce mouvement, Monet et Renoir en tête. J'ai donc déjà appris à capter le fugace et à le relâcher. Je comprends mieux maintenant pourquoi on peut prendre du plaisir à passer sa vie à voir défiler les paysages. Durant 2 heures, au moins, nous traçons la route au milieu de champs de salades et d'artichauts avec, en arrière-plan, les montagnes enneigées. Nous faisons une halte sur une aire de repos, à proximité de San Luis Obispo, que l'on voit d'ici lovée dans une cuvette de la montagne. Il faut prendre un café pour s'arracher à la somnolence post-digestive. Parmi les routards qui s'arrêtent pour boire, manger ou piquer une sieste, je m'amuse à chercher du regard l'Algérien que nous sommes fatalement condamnés à rencontrer. D'un mouvement de menton, je désigne à Dahmane un type à la moustache maghrébine : - Tiens, le voilà ! A sa hauteur, nous poursuivons notre conversation en kabyle-arabe-français sans susciter la moindre réaction de sa part. Non, ce n'est pas encore lui ! En revanche, un vieil Américain caucasien, grand, un peu voûté, a repéré, je ne sais comment, que je n'étais pas américain. Ce qu'il confirmera lorsqu'il me parlera en anglais sans que je réagisse. Voyant cela, Dahmane accourt et s'ensuit une conversation triangulaire qu'il traduit. - Vous êtes frères ? demande l'Américain. - Non, nous sommes cousins, précise Dahmane. Mû par une curiosité que l'on pressent anthropologique, l'homme s'enquiert de notre pays de provenance. Dahmane lui répond qu'il vit aux Etats-Unis depuis 40 ans, et que moi je voyage. - Mais vous venez bien de quelque part, insiste-t-il avec bienveillance. Puis il enchaîne, désignant sa compagne qui nous rejoint : - Je passe ma retraite à voyager avec ma femme. Je ne sais pas par quelle association d'idées, il se sent obligé d'ajouter qu'il avait été professeur d'histoire dans un établissement religieux. Dahmane assouvit sa curiosité : - Nous venons d'Algérie.... Et sachant la non-existence de notre pays dans la mappemonde de l'Américain moyen, il ajoute ce repère plus visible : - A côté du Maroc. - Ah ! Marocco s'exclame l'autre. Le seul moyen de lui faire situer avec précision l'Algérie, c'est de lui donner des indications inscrites dans son mode de connaissance. Nous lui expliquons que l'Algérie est le pays de naissance de saint Augustin. - Oh ! my God s'écrie-t-il Bien entendu, il connaît saint Augustin, et même saint Donat, cet évêque de Numidie entré dans l'historiographie catholique en tant que père de ce qui est resté un schisme, puis une hérésie. Et comme souvent à l'étranger, nous autres Algériens sommes sur la défensive, surtout lorsque l'on nous ignore, ce qui est fréquemment le cas. Alors nous exhibons les signes de notre grandeur passée. - Eh bien, dis-je à l'Américain, nous sommes le pays dont le prince Juba II a épousé Séléné, fille de Cléopâtre et de Marc Antoine. Et j'ajoute : - Il y a des Berbères qui furent empereurs de Rome comme Septime Sévère, et aussi des Berbères à l'origine de la XXIIe dynastie des Pharaons d'Egypte. Tout ça sur un parking d'autoroute ! Notre ami américain, impromptu, sonné par la cascade de nos uppercuts historiques, secoue la tête et promet d'approfondir, à la première occasion, tous les points d'histoire que nous venons d'évoquer. Et il promet surtout de ne plus jamais confondre le Maroc et l'Algérie. L'après-midi file et nous devons atteindre pour la nuit Los Angeles après avoir parcouru les villes mythiques de la côte Ouest... Mais... La route est longue. Il commence à faire nuit. Dahmane qui conduit depuis cinq jours maintenant, à raison d'une moyenne de 8 heures par jour, montre des signes de fatigue... On ne pourra pas atteindre notre but ce soir. On décide de passer la nuit à Santa Barbara. Pas le choix. Mais la difficulté est de trouver un hôtel pas trop cher dans l'une des villes les plus chères du monde et en haute saison... Dahmane fait appel aux miracles d'internet sur son smartphone. De la route qui serpente en longeant l'océan, on voit bien les surfeurs qui chevauchent dans le crépuscule les vagues traçant des arabesques. Et cette image d'Epinal de Santa Barbara, la station balnéaire des stars, est coriace. La célébrité du coin vient de ce soap opera que commença à diffuser en 1984 le réseau NBC et qui fera le tour du monde. L'intrigue du feuilleton : la rivalité entre deux familles californiennes, les Capwell et les Lockridge, avec, en arrière-fond, une haine née de l'intérêt que porte chacun des chefs de famille à Sophia. Le feuilleton reprend comme fil conducteur dramatique le conflit violent entre deux familles. La formule marchait déjà bien avec Dallas puis avec Dynastie. Le fait est que le feuilleton, qui a été débité par des centaines de télés à travers le monde pendant dix ans au moins, a fini par faire connaître partout Santa Barbara. Je ne sais pas s'il faut s'en vanter ou le déplorer, mais j'avoue à Dahmane que je fais partie de cette minorité qui n'a jamais regardé une seule image de Santa Barbara. Comme on en est aux confidences, il m'apprend que lui aussi fait partie de la même secte rebelle à Santa Barbara et aux feuilletons de façon générale. Je concède, après bien des circonlocutions, que j'ai dû, défaut dans la cuirasse, décocher un coup d'œil furtif à Alerte à Malibu, ayant un faible en tout bien tout honneur pour le jeu d'actrice de Pamela Anderson cantonnée dans le rôle ingrat de sirène Barbie des mers, mais sans plus... Voilà l'effet télé. En entrant dans Santa Barbara, la première chose à laquelle je pense, automatiquement, comme s'il s'imposait à l'imaginaire, c'est à ce feuilleton que je n'ai jamais regardé. A l'entrée de la ville qui maintenant baigne dans les éclaboussures de lumière irisées qui jaillissent du disque solaire livré à l'ingestion de l'océan, Dahmane se gare sous un palmier pour mieux consulter son smartphone. - Je crois que j'ai trouvé un endroit, c'est un motel... Un motel. C'est le premier. Le motel aussi fait partie de la mythologie du road trip. Il est lié à la légendaire route 66. On préfère prendre possession des chambres avant d'envisager un endroit pour dîner. Le Sandyland Reef se situe en fait à dix minutes de Santa Barbara, à Carpinteria. La publicité pour l'établissement précise qu'il n'est qu'à deux minutes de l'océan. A la réception, nous devons patienter, car il y a du monde. On finit par obtenir deux chambres. Le nom motel vient de la contraction des mots motor et hôtel pour désigner ces relais faits d'un seul bâtiment où les chambres en rez-de-chaussée donnent de plain-pied sur le parking. Après quoi, il faut dîner. On jette le dévolu sur une pizzeria située dans une rue bordée de palmiers. La salle du restaurant est immense. J'ai beau être déjà habitué au gigantisme des portions dans les restaurants, je crois n'avoir encore jamais vu de pizza aussi grande. Une fois dans ma chambre, je découvre le premier défaut de l'hôtellerie américaine : une lampe de chevet qui ne s'allume pas. Jusqu'alors, tout avait été parfait au point de penser que cela ne pouvait arriver. Le lendemain, Dahmane est un peu plus frais. On déniche assez rapidement un Starbucks à Santa Barbara où nous rechargeons les réserves en café. Je ne sais pas encore que le jour qui se lève sur les couleurs indécises de l'océan ébouriffé, tôt le matin, par les vagues des surfeurs insomniaques finira dans la nuit américaine de la ville de Chitane. Prochaine étape : Las Vegas. Nous serpentons dans les lacets de la côte Ouest zigzagant au gré des virages. Dans nos yeux éblouis alternent le scintillement des reflets du soleil dans l'océan couleur cuivrée et l'ombre des collines qui se jettent dans le Pacifique. Pendant un instant, j'ai l'impression de refaire la route côtière qui va d'Azeffoun à Béjaïa. Impression en fait moins visuelle qu'auditive car nous bourlinguons dans la décapotable portés par la musique de Chérif Kheddam chantant Anaf il mouadj adh aadint (Laisse les vagues passer). Absorbés par notre contemplation et les fréquents arrêts pour savourer les paysages, nous mettons près de 2 heures à parcourir les 66 miles(1) de distance entre Santa Barbara et la célébrissime Malibu. Sentiment d'entrer par effraction dans le petit écran. Biberonnant les clichés, je fouille les plages du regard à la recherche de Pamela Anderson. Les perchoirs en bois destinés aux maîtres-nageurs ne sont pas que des accessoires de tournage, ils font réellement partie du décor de ces plages rutilantes. Eh oui, toutes les femmes sont des Pamela Anderson, et tous les mecs des surfeurs. Sable doré, vagues écumantes, voitures somptueuses, caravanes vastes comme des pavillons, tout renvoie à cette image d'amour, de luxe et de volupté, si loin de la grande tragédie du monde. Comment dire... j'avoue un moment comme un malaise. Ma conscience s'est réveillée et me reproche de me laisser aller au plaisir coupable de me délecter de la vue de ce paradis né de l'exploitation capitaliste et de ses conséquences que sont les guerres qui ravagent la planète. Un peu comme si je me laissais corrompre l'esprit par l'Eden du Moloch. Les villas des people dégringolent des collines : - Sacrées baraques ! m'exclamé-je. - Elles appartiennent à des stars, précise Dahmane. De l'extérieur par contre, elles ne payent pas vraiment de mine. On croise les estivants arrivant sur les plages au volant de caravanes vastes comme des maisons. Après une trentaine de kilomètres de routes surplombant d'immenses plages blanches peuplées de surfeurs portant à même leur peau hâlée de lourdes chaînes en or, nous nous garons sur un parking bondé. Bienvenus à Santa Monica ! Nous suivons le flux de la foule qui se balade sur une jetée construite sur pilotis au milieu des plages, semble-t-il, plus populaires que celles de Malibu, bien que nous ne soyons pas très loin d'Hollywood. Là se bousculent des touristes autour de colifichets, des musiciens talentueux et des pêcheurs du cru disposés, moyennant quelques dollars, à céder leur canne à pêche le temps d'une photo. Comme la plupart des touristes, nous succombons à l'attraction publicitaire en décidant de déjeuner au Bubba Gump, avenue Colorado. Restaurant de poisson réputé, il est aussi et surtout connu pour avoir servi de cadre au tournage d'une séquence de Forest Gump, le film de Robert Zemeckis avec Tom Hanks, sorti en 1994 et devenu depuis une richesse immatérielle. Ce film qui raconte l'histoire des Etats-Unis de 1950 à 1980, à travers le regard d'un simple d'esprit, a été sélectionné par la bibliothèque du Congrès pour ses qualités historiques, culturelles et esthétiques. D'ailleurs, l'un des serveurs du Bubba Gump déclame des dialogues du film durant son service. En sortant du restaurant, je décide de rapporter un souvenir de Santa Monica. Ce sera un tee-shirt avec le sigle de la Route 66. Juste à l'entrée de la jetée, là où s'achève le bitume et avant que le bois ne lui succède, une pancarte signale que c'est en cet endroit que se termine la Route 66 après avoir parcouru 2 950 miles et traversé 8 Etats. Je crois que c'est Dahmane qui m'a rappelé que Jack Kerouac a pris ici quelques bitures. Je ne sais pas si nous tiendrons parole, mais nous nous promettons de faire une prochaine fois la totalité de la Route 66. A. M. Demain : 11/ Un Harrachi à Hollywood.