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La Kabylie et la question berbère : tensions cycliques et inachèvement (2e partie et fin)
Publié dans Le Soir d'Algérie le 20 - 04 - 2016


Salem Chaker et Saïd Doumane(*)
Le mouvement des archs n'est donc pas la résurgence fonctionnelle ou la réactivation de structures sociopolitiques locales traditionnelles : y voir le mouvement de résistance des «tribus kabyles» (6) est un anachronisme manifeste. On doit plutôt le considérer comme le réflexe vital d'une société agressée et désemparée qui se réfère, faute d'autres structures crédibles et efficaces, à ses modes traditionnels de solidarité : face à la mort et à la violence sans limite de l'Etat, ce sont les liens sociaux les plus élémentaires qui ont fonctionné. Ceci n'enlève rien à la représentativité des coordinations qui ont organisé le mouvement ; mais il s'agit d'une représentativité de fait, légitimée par une forte adhésion populaire, en réaction à la violence de la répression. Il s'est en réalité produit en 2001 ce qui s'est toujours produit en Kabylie face à la répression ou aux violences étatiques : une réaction de protestation de la jeunesse et de minorités très politisées, immédiatement relayée par un puissant mouvement de solidarité populaire, qui va mobiliser les profondeurs de la société.
Le schéma est exactement le même qu'en 1980 lors du «Printemps berbère», même si les formes ne sont pas tout à fait identiques et si les initiateurs n'appartiennent pas aux milieux sociologiques et politiques. Cela signifie qu'il existe en Kabylie un tissu de solidarités sociales extrêmement fort qui, en dehors de tout véritable encadrement politique de la société, permet néanmoins d'impressionnantes mobilisations de masse. C'est d'ailleurs ce qui permet de comprendre le mode de gestion de cette crise, comme des précédentes depuis 1980, par les autorités algérienne : face à une protestation qui relève plus du mouvement social largement spontané et décentralisé que d'un projet politique structuré, aux trois plans de la doctrine, des objectifs et de l'organisation, le pouvoir joue régulièrement le pourrissement et table sur l'usure inéluctable. Dans ce type de contexte, l'Etat central ne peut qu'avoir le dernier mot : il lui suffit «de donner du temps au temps».
«Mouvement des archs» (kabyles) ou «Mouvement citoyen» ?
Très rapidement aussi (juin 2001, puis octobre 2001), le mouvement formule et explicite longuement ses revendications à travers des textes de références (la plate-forme d'El-Kseur, Cf. documents annexes). L'analyse de ces documents fait apparaître assez clairement leur caractère composite ; ils comportent aux moins trois grandes composantes :
a- la réaction à la répression sanglante et l'exigence de réparation morale et matérielle (y compris la condamnation des responsables de la tuerie) ;
b- la reprise de la revendication «historique» de la région («Tamazight langue nationale et officielle») ;
c) un ensemble de revendications politiques et socioéconomiques, visant à l'instauration de l'«Etat de droit et de la justice sociale».
Cette dernière dimension, la plus étoffée dans les explicitations, comporte une critique radicale de l'appareil d'Etat algérien, régulièrement présenté comme «corrompu et corrupteur». Certains leaders et tendances du mouvement des archs, certains courants politiques algériens et commentateurs ont présenté la plate-forme d'El-Kseur et le mouvement de protestation de 2001 comme un phénomène radicalement nouveau par rapport aux revendications culturelles et linguistiques traditionnelles de la région depuis 1980, en mettant en exergue l'élargissement des objectifs et leur caractère national.
Cette thèse transparaît notamment dans l'une des dénominations utilisée pour désigner le mouvement : en effet, «Mouvement des archs», qui se réfère plutôt à l'ancrage local et spécifiquement kabyle, est immédiatement concurrencé par «Mouvement citoyen», qui souligne la dimension nationale, moderne et démocratique de la protestation. Une analyse de textes systématique sera nécessaire, et certainement révélatrice, pour identifier qui utilise l'une ou l'autre des appellations et quand et où précisément chacune d'elles apparaît ; mais une tendance lourde est aisément et immédiatement détectable : les courants idéologiques et politiques de la gauche nationale (dans toutes ses nuances) et leurs relais internationaux optent pour le «Mouvement citoyen».
Pour notre part, nous resterons beaucoup plus circonspects quant au caractère novateur du mouvement de 2001 : les équilibres entre les composantes revendicatives sont sans doute différents de ce que la Kabylie avait connu jusque là, mais les trois mêmes thématiques sont toujours présentes, depuis 1980 et même depuis 1963 : a) réaction à la répression ; b) reconnaissance de la langue et de l'identité berbères ; c) Etat de droit et justice socioéconomique. Certes, en 2001, la première et la troisième composante sont plus centrales que la seconde. Mais cet équilibre s'explique assez simplement par l'ampleur tout à fait inédite de la répression et par une situation socioéconomique beaucoup plus dégradée en 2001 qu'en 1980 par exemple (Cf. ci-dessous). Sans doute aussi, pour ce qui est de la troisième composante, par la présence active au sein du mouvement de groupes marxistes, qui ont occupé un terrain laissé vacant par les partis politiques kabyles traditionnels. D'ailleurs, le rôle et la présence de ces groupes marxisants ne doivent pas être ignorés ou sous-estimés dans tous les mouvements qui ont secoué la Kabylie depuis 1980.
En tout état de cause, contrairement à une vision simpliste, les trois composantes ont toujours été présentes dans tous les mouvements de protestation kabyles, y compris en 1980 lors du «Printemps berbère» où la revendication linguistique et culturelle a été étroitement associée à la revendication démocratique (liberté d'opinion et d'expression, fin du parti unique, etc.). Il faut également rappeler qu'en 1985, ce sont en majorité des militants du mouvement culturel berbère, dont plusieurs avaient déjà été arrêtés en 1980, qui ont porté le projet de Ligue algérienne des droits de l'Homme qui leur a valu les foudres de la Cour de sûreté de l'Etat ! Et en 1963 déjà, l'insurrection armée du FFS s'est faite au nom des libertés démocratiques et pour l'Etat de droit. Il y a donc une réelle continuité dans les motivations et objectifs, autour de la connexion «revendication berbère/revendication démocratique — Etat de droit». Un ensemble d'invariants sont à l'œuvre en Kabylie depuis 1962 et ont été réactualisés une nouvelle fois en 2001 ; ils dessinent une situation de rupture, déjà ancienne et structurelle, de la Kabylie avec l'Etat central, autour des données suivantes :
sur un substrat de forte culture politique, une attitude largement répandue de défiance vis-à-vis du pouvoir central ;
une adhésion dominante à la modernité politique et aux valeurs démocratiques ;
Un attachement profond à la langue et à l'identité berbères, souvent associé à un rejet marqué de la référence arabo-islamique ;
un lien social encore extrêmement puissant, capable de mobiliser les solidarités traditionnelles et de les articuler avec les solidarités politiques plus récentes.
4. Causes générales et causes locales d'une situation de tension
A un niveau très général, on identifie un ensemble de grandes déterminants sociologiques, historiques et idéologiques qui expliquent l'existence d'une tension structurelle en Afrique du Nord autour de la «question berbère». Depuis 1930, dès que l'on évoque les Berbères ou la langue berbère, le spectre de la «sécession berbère» ressurgit, ainsi que la suspicion «d'atteinte à l'unité de la nation» : la berbérité apparaît comme porteuse d'une remise en cause potentielle des fondements de la Nation et de l'Etat (7).
Des minorités encombrantes
En premier lieu, le paramètre démographique semble décisif, bien que rarement perçu et explicité : en Afrique du Nord, du moins en Algérie et au Maroc, les berbérophones sont certes minoritaires, mais ils constituent des minorités conséquentes puisqu'on les évalue à 20-25% de la population algérienne et à 35-40% de la population marocaine. Ces données démographiques contiennent en elles-mêmes un élément de compréhension essentiel de la tension qui a toujours régné autour de cette question : les berbérophones ne sont pas des minorités insignifiantes que les Etats pourraient facilement «oublier», gérer et intégrer. Ce sont des populations nombreuses, concentrées sur des régions généralement bien individualisées et qui de ce fait posent un problème structurel aux Etat concernés.
Un environnement idéologique hostile
Mais la configuration qu'a prise la revendication berbère en Kabylie depuis une trentaine d'années ne peut se comprendre qu'en référence à un contexte idéologique et politique globalement hostile à l'identité berbère. Hostilité structurelle qui a induit une affirmation réactive, d'abord de certaines élites culturelles et politiques, puis de la population dans son ensemble. Car l'hostilité à (ou la méfiance vis-à-vis de) la berbérité était — et reste, malgré des assouplissements récents — partagée par tous les courants idéologiques dominants au Maghreb, de Gauche comme de Droite, modernistes ou conservateurs, tous fortement représentés dans les appareils idéologiques (d'Etat ou non) :
D'abord l'arabo-islamique, dont il faut rappeler qu'il est consubstantiel des Etats maghrébins, puisque dès les tout débuts des projets nationalistes, tant algérien que marocain, les Etats-nations projetés sont expressément définis comme arabes et musulmans. Et les différentes constitutions et textes d'orientation fondamentaux depuis l'indépendance n'ont jamais varié sur ce point : «les Algériens sont arabes et musulmans» (8).
Ensuite le centralisme jacobin, bien entendu directement hérité de l'expérience politique de la France. Les élites algériennes, politiques et autres, ont été longtemps très majoritairement de formation française et la constitution des champs politiques maghrébins a été profondément influencée par l'expérience historiques de la France. Même les élites arabophones, formées au Moyen-Orient, partagent en fait le même stock de références, notamment en matière de conception de l'Etat, à travers le nationalisme arabe dont on sait que l'inspiration principale a été le modèle français («une nation, un territoire, une langue, uns et indivisibles»). En Algérie, cette conception a été puissamment renforcée par une influence durable de modèles de fonctionnement politique très autoritaires et violents, dans le Mouvement national déjà, puis dans l'Algérie indépendante du parti unique (FLN). Jacobinisme et autoritarisme politique ne pouvaient que développer une approche répressive vis-à-vis de la diversité linguistique et culturelle.
Enfin, surtout en Algérie, les conditions historiques — une colonisation négatrice et ouvertement assimilationniste ­— a induit un nationalisme réactif exacerbé, en particulier pour tout ce qui touche aux questions d'identité. Il y a de, manière lourde, un complexe identitaire algérien qui s'est constitué dans le regard de la France coloniale. Depuis les début du nationalisme algérien, toute mise en avant de la berbérité, est immédiatement suspecte et perçue comme un facteur de division de la Nation, directement ou indirectement fomenté et soutenu par «l'ennemi extérieur» (= le colonialisme français, puis les forces néocolonialistes et impérialistes, le sionisme, etc.).
Spécificités kabyles : des spécificités socioculturelles
Si le paramètre berbère est toujours et partout en Afrique du Nord suspect et géré avec une attention particulière par les autorités, les données sociopolitiques récentes montrent que la Kabylie, à travers ces crises ouvertes récurrentes, connaît une situation tout à fait exceptionnelle. Pourquoi cette spécificité kabyle ? La question peut d'autant moins être éludée que les données anthropologiques fondamentales et les expériences historiques sur la longue durée des diverses régions berbères sont assez comparables. Différents facteurs explicatifs peuvent être avancés, qui tous découlent de l'histoire récente, notamment de l'histoire coloniale.
La Kabylie est la seule région berbère possédant des élites modernes, majoritairement francophones, nombreuses et de formation ancienne — dès le début du XXe siècle ; sur ce plan, le contraste avec les Aurès ou les régions berbérophones marocaines est saisissant. Seule la Kabylie a connu une acculturation occidentale (française) profonde, par le biais d'une scolarisation significative et ancienne (dès la fin du XIXe siècle) et par le biais de l'émigration de masse vers la France. Cette acculturation touche en profondeur le tissu social, y compris rural et féminin. La France et ses valeurs républicaines sont des références très présentes, même chez les analphabètes kabyles. De plus, ses valeurs politiques modernes s'enracinent dans une tradition locale de démocratie villageoise, dans laquelle chaque individu (mâle) est un «citoyen» ayant, en principe, les mêmes droits politiques que tous les autres. La Kabylie est la seule région berbère où la culture politique de type moderne est d'implantation ancienne et large, principalement à travers l'expérience de l'émigration ouvrière massive vers la France depuis près d'un siècle, et à travers l'expérience du Mouvement national algérien (au sein duquel les Kabyles ont joué un rôle décisif à partir de 1926). M. Harbi a, depuis longtemps (1980/a, p. 61), mis en évidence l'existence d'un sentiment de «fierté kabyle»,fondé sur le sentiment d'être «en avance politiquement sur le reste de l'Algérie». Sentiment puissamment renforcé par la guerre d'indépendance, dans laquelle les Kabyles ont joué un rôle politique et militaire considérable. De cette «fierté politique kabyle» est aussi né à l'indépendance un fort sentiment de dépossession et de marginalisation, consécutif à la mise à l'écart de tous les chefs politiques et militaires kabyles, à l'accaparement du pouvoir par les arabophones (Ben Bella-Boumediene), à la répression par l'armée nationale de l'insurrection de 1963, à l'assassinat de Krim Belkacem (1970) ; au rejet explicite dès 1962 de la langue et de l'identité berbère au profit de l'identité arabo-islamique... L'appareil d'Etat qui se met en place à partir de 1962 est donc largement perçu anti-berbère. Mais la fracture a sans doute aussi des causes sociales et politiques plus immédiates.
Une spécificité socioéconomique
Sur le plan social, l'échec (9) socioéconomique global de l'Etat algérien a, en Kabylie, une dimension particulière qu'il convient de souligner et qui amène à considérer que la région est dans un véritable cul-de-sac ; situation que les autorités ont laissé se mettre en place et s'aggraver après 1962.
Pendant tout le XXe siècle, la surpopulation structurelle de la région a pu trouver un exutoire dans une émigration massive vers les grandes villes d'Algérie et vers la France, où les Kabyles ont longtemps constitué la grosse majorité de l'immigration algérienne.
La fin de la colonisation française a aussi été une véritable bouffée d'oxygène pour la Kabylie car son surcroît démographique a pu se déverser sur Alger et sa région ; sa population adulte masculine, souvent scolarisée, a pendant une quinzaine d'années, facilement pu y trouver travail et logement. Ces «soupapes de sécurité» n'existent plus : l'émigration de masse vers la France est arrêtée depuis 1974 et Alger est une mégalopole surpeuplée où sévissent chômage et crise aiguë du logement. Les nouvelles générations kabyles ne peuvent plus trouver le salut ailleurs. C'est sans doute ce qui explique la radicalisation de la protestation en Kabylie en 2001 avec le mouvement des archs et l'importance accordée à la dimension socio-économique : la plateforme d'El-Kseur et son explicitation expriment clairement une remise en cause de la légitimité même du pouvoir central et de son action globale, notamment au plan socio-économique.
Une situation politique très particulière et en recomposition sur le plan politique, la radicalisation de 2001 et les formes nouvelles d'organisation qui sont apparues en cette occasion doivent certainement aussi être reliées au contexte politique local (et national). Depuis 1963, la Kabylie présente une sociologie politique spécifique : tous les tests électoraux — même ceux de la période du parti unique — font apparaître un comportement particulier, fortement distinct de celui du reste du pays. Des taux d'abstention exceptionnels, souvent très majoritaires, des résultats faibles, voire insignifiants pour les partis gouvernementaux (FLN, RND) et islamistes (FIS, Hamas...) et pour les candidats officiels de tous types (élections à l'assemblée nationale, à la présidence de la République).
Inversement, pendant longtemps les deux partis politiques sociologiquement «kabyles», le FFS et le RCD, ont exercé une hégémonie très marquée sur la région. Ces deux partis politiques kabyles ont une histoire et des positions très différentes qui en ont fait «les frères ennemis de la Kabylie» ; le FFS, parti «historique» de la Kabylie (créé en septembre 1963), soudé par la personnalité emblématique d'Aït-Ahmed, est resté un parti d'opposition, très critique vis-àvis de «l'Algérie des généraux» et des gouvernements qui s'en sont suivis. Il s'est opposé à «l'interruption du processus électoral de décembre1991/janvier 1992», lors de la victoire électorale du FIS et a régulièrement œuvré en faveur de solutions politiques «nationales» intégrant l'ensemble des acteurs politiques, y compris les islamistes.
Le RCD, né dans le mouvement d'ouverture politique de 1989, autour d'un noyau de militants de la culture berbère, dont les principaux appartenaient à l'origine au FFS, a adopté une ligne et une volonté de collaboration implicites avec le pouvoir (de Chadli, puis des généraux, puis de Bouteflika, premier mandat).
Le RCD a d'ailleurs appelé à/et a appuyé «l'interruption du processus électoral de 1991/1992» et s'est, tout au long de la décennie 1990, impliqué dans le combat gouvernemental contre les islamistes ; il a soutenu Bouteflika et participé au gouvernement lors de son premier mandat. D'un côté donc, un parti historiquement «oppositionnel» et à ancrage plutôt populaire, le FFS ; de l'autre, un parti proche de certaines sphères gouvernementales (aile dite «éradicatrice et moderniste»), recrutant plutôt parmi les élites kabyles (cadres supérieurs), le RCD. A partir de 1989 (date de création du RCD), les deux partis se sont livrés une lutte acharnée pour le contrôle de la Kabylie et des populations kabyles.
La division et ses séquelles ont été profondes dans une région qui jusque-là avait été caractérisée par une assez grande unité d'action et de réaction.
Par ailleurs, l'action des deux partis peut être considérée comme un échec et a certainement été vécue comme tel par l'essentiel de la population kabyle : ni la ligne oppositionnelle du FFS, ni la ligne collaborationniste du RCD n'ont permis un quelconque renforcement de la position politique de la Kabylie dans l'échiquier national, ni ne lui ont apporté un quelconque bénéfice social ou économique, bien au contraire. Divisions et concurrence virulente sur le terrain, échec politique au niveau global, discrédit des chefs expliquent probablement l'irruption en force de nouveaux acteurs en 2001 et la marginalisation des organisations politiques classiques. C'est aussi dans ce contexte que doit être replacé l'apparition en juin 2001 d'un nouveau mouvement politique favorable à une large autonomie de la Kabylie, sur un modèle fortement inspiré par l'expérience catalane (le Mouvement pour l'autonomie de la Kabylie, fondé par le chanteur Ferhat, figure de proue de la revendication berbère depuis la fin des années 1970). Cette idée d'autonomie de la Kabylie apparaît en fait dans le débat intellectuel et politique algérien dès le début des années 1990, mais elle reste alors une simple réflexion isolée d'intellectuels (10).
Il est certes difficile d'apprécier l'impact du courant autonomiste dans la mesure où il ne s'est pas constitué en parti politique se soumettant au suffrage des électeurs (11).
Néanmoins, on ne peut exclure, vu le cul-de-sac global dans lequel est engagée la Kabylie et l'impuissance évidente des forces politiques locales classiques à donner des perspectives à la région, que ce courant se développe et s'impose comme alternative d'avenir pour la région. En tout cas, on constate que si le mouvement des Archs et ses principaux leaders se sont interdit tout discours de type ethnique ou autonomiste (12), ils ont développé de manière constante une stratégie d'opposition frontale avec l'Etat central ; autrement dit, si le programme (la plateforme d'El-Kseur) n'est pas autonomiste, on a bien affaire à une approche politique de rupture, faisant réponse à une répression inouïe ; configuration qui a sans aucun doute approfondi dans les consciences le fossé entre la Kabylie et l'Etat central.
Cette dernière expérience tragique apparaît donc plutôt de nature à renforcer le courant autonomiste.
5. Affirmation identitaire berbère et intégration nationale : une double dynamique contradictoire.
Si l'on considère l'histoire politique de la région sur la durée, il semble bien que depuis les années 1930, la Kabylie est traversée par deux dynamiques socioidéologiques qui parfois convergent, parfois s'opposent, mais qui ne parviennent pas à se constituer en une synthèse stabilisée permettant un projet et une action politiques cohérents, susceptibles de s'imposer en tant que force crédible et efficace sur l'échiquier algérien. D'où une situation chaotique, marquée à la fois par la récurrence des crises ouvertes et l'incapacité à s'imposer dans le jeu politique : dans toutes ces crises depuis 1962, la Kabylie a été durement réprimée, n'a pas obtenu la satisfaction de ses revendications et en est ressortie affaiblie. D'un côté, la référence identitaire berbère imprègne en profondeur la société kabyle et suscite l'engagement durable d'élites culturelles et politiques et celui de la grande majorité de la population. Mais cet engagement reste essentiellement culturel («Nous avons notre langue et notre culture») et identitaire («Nous ne sommes pas Arabes mais Berbères»). De l'autre, depuis les années 1930, les élites politiques kabyles, les minorités agissantes locales ont toutes intégré l'horizon national algérien : le discours et les objectifs politiques se veulent «nationaux», malgré un ancrage social et des réseaux militants exclusivement régionaux et kabyles. Même la revendication linguistique n'est pas présentée et défendue comme le droit d'un groupe minoritaire ou d'une région, à préserver et à développer sa langue et sa culture, mais comme la reconnaissance d'un élément du patrimoine culturel national commun. Pour expliquer ce paradoxe apparent, il faut revenir à l'histoire politique du mouvement national algérien, à l'histoire et à la sociologie des élites kabyles. Au cours du XXe siècle, les élites kabyles, dans le contexte de la domination coloniale, se sont intégrées dans les enjeux politiques nationaux algériens ; elles ont contribué de manière décisive au combat national algérien, qu'elles ont, pour une très large part, conçu, structuré et porté.
Pendant la période de lutte nationaliste, les Kabyles se sont mobilisés au profit de l'objectif national qu'était l'indépendance de l'Algérie (13). En 1948-1949, lors de la fameuse «crise berbériste», l'essentiel de l'élite politique kabyle a refusé de choisir le camp berbère et a privilégié l'unité autour du combat pour l'indépendance, laissant ainsi la voie libre à l'arabo-islamisme.
Dès 1962, les Kabyles et la Kabylie ont constitué l'essentiel de l'opposition démocratique au régime autoritaire d'Alger.
L'insurrection armée du FFS en 1963, initiée au nom du combat pour la démocratie, s'est, presque immédiatement, retrouvée limitée à la seule Kabylie et dénoncée par le pouvoir d'alors comme tentative sécessionniste. Après le «Printemps berbère» de 1980, les défenseurs de la langue et de la culture berbères de Kabylie se sont toujours efforcés d'inscrire leur revendication et leur action dans le cadre d'une démarche démocratique de portée nationale : Tamazight et liberté d'expression, Tamazight et démocratie (14). Même sur le strict plan de la langue, le mot d'ordre «Berbère, langue nationale et officielle», repris par tous les courants politiques kabyles, place d'emblée la langue et la culture berbères comme un élément du patrimoine commun, indivis, de la Nation (15).
Après 1989, avec l'adoption de la Constitution qui a mis fin au règne du parti unique, les deux partis politiques à ancrage sociologique kabyle — le FFS et le RCD — se sont expressément inscrits dans une perspective nationale et la revendication linguistique et culturelle berbère n'est pour eux qu'un aspect particulier d'un positionnement plus global. Et les archs ont reconduit en 2001 cette ligne «nationale», en refusant l'évidence d'un ancrage social exclusivement kabyle.
La configuration idéologico-politique qui prédomine en Kabylie est donc très différente de celle que connaissent le Kurdistan, la Catalogne ou le Pays basque : en Kabylie, il existe indiscutablement une très forte conscience culturelle et identitaire, mais il n'existe pas de conscience nationale kabyle, ou du moins celle-ci est-elle encore embryonnaire et/ou incertaine. Cette situation très particulière a probablement deux causes fondamentales, l'une historique, l'autre sociologique : la première, évoquée précédemment, tient à ce que les élites kabyles contemporaines se sont constituées dans le cadre de la lutte anti-coloniale et que l'horizon nationaliste algérien balise complètement leurs conceptions politiques depuis plus de 75 ans. La seconde est une détermination lourde, transhistorique même, liée à l'extériorité idéologique et intellectuelle des élites kabyles par rapport à leur société d'origine. Nous ne parlons pas d'extériorité culturelle — les acteurs peuvent conserver une immersion socioculturelle parfaite dans leur région et le groupe d'origine —, mais bien d'extériorité intellectuelle et idéologique. Tous leurs instruments de compréhension du monde et de construction de leurs projets propres sont exogènes : ils leur viennent de l'Ecole moderne, de l'Etat, de l'Occident, de l'arabo-islamisme, du marxisme ou de tout autre système idéologique. Leurs normes et références intellectuelles ne résultent jamais d'une construction endogène, d'un processus cumulatif produit par et au sein de leur société d'origine.
Chez les élites kabyles (et berbères en général) de tous types, la langue de formation et de travail, les lieux de formation légitimes sont toujours reliés à un ailleurs allogène, dominant et surévalué : arabe, français..., école coranique, école de la République française, universités étrangères... Par voie de conséquence, les élites kabyles ont toujours construit leurs projets en référence à ces centres politiques, intellectuels, idéologiques exogènes ; les projets politiques ne sont pas construits sur des aspirations ou des dynamiques internes à la société locale mais toujours sur la base d'un horizon extérieur, considéré comme seul légitime parce que plus «universel». On est, structurellement, dans une logique de dévalorisation du local, du régional, vécu comme rural, attardé, non élaboré, au profit de références reconnues plus universelles : l'islam, l'Etat-nation, le marxisme, la «modernité»... Au fond, les élites kabyles (et berbères) ne sont quasiment jamais les élites «naturelles» de la société dont elles sont issues, mais presque toujours les relais des pôles idéologiques dominants. Etrangères à elles-mêmes, les élites kabyles cherchent, depuis des décennies, dans «l'ailleurs» la légitimité et l'universalité et préfère le «mythe lointain» à la «modeste réalité d'ici».
Ce qui en fait des adversaires relativement faciles pour l'Etat central. Malgré la violence et la récurrence des affrontements avec l'Etat central, la situation de la Kabylie est donc très éloignée de celle du Kurdistan ou, dans un contexte méditerranéen plus proche, de celle de la Catalogne. Et l'avenir de la région reste très incertain.
S. C. et S. D.
(*) S. Chaker est professeur de berbère à l'Inalco (Paris) ; S. Doumane, docteur d'Etat, spécialiste en économie régionale de la Kabylie, enseignant chercheur à la faculté d'économie de Tizi-Ouzou, il était chargé de cours à l'Inalco. Ce texte a également bénéficié d'une contribution documentaire de Dahbia Abrous, maître de conférences à l'université de Béjaïa.
Nous tenons à remercier les auteurs, Salem Chaker et Saïd Doumane pour nous avoir accordé l'autorisation de rependre l'article.
[6] Comme se complaÎt à l'écrire la grande presse française, toujours friande «d'exotisme et de dissidence berbères».
[7] Le point de départ politique de cet anti-berbérisme qui traverse tous les courants des nationalismes maghrébins est la fameuse affaire du «Dahir berbère» de 1930 au Maroc.
[8] Au mieux, on admettra comme la Charte nationale amendée de 1985, que «les Algériens sont des Berbères que l'islam a arabisés» !
[9] Echec patent si l'on considère les conditions de vie réelles de la population et son environnement global et non les réserves en devises de l'Etat !
[10] Notamment sous la plume de S. Chaker, dans la presse algérienne et française : Liberté (Alger), 21 et 22 février 1995 ; Le Monde, 11 juillet 1998 ; Le Matin de Kabylie, 11, 14 et 15 octobre 2001. Ses prises de positions sont réunies dans un petit opuscule : Réflexions pour l'autonomie de la Kabylie, Paris, Tamazgha, juillet 2001, 33 p.
[11] Il semble que les autorités l'en ont expressément dissuadé en brandissant la menace d'une interdiction immédiate, la loi algérienne interdisant la constitution de partis politiques sur des bases régionales, ethniques ou linguistiques.
[12] Certains, comme B. Abrika (un des principaux animateurs des Archs), ont même pris explicitement position contre l'idée d'autonomie (La Kabylie qui résiste. Entretiens avec Belaïd Abrika, réalisés par S. Kaced & M. Ourad, Alger, Editions SAEL-Liberté, 2002).
[13] Sur cet aspect, voir par exemple, les témoignages très explicites de Hocine Aït-Ahmed.
[14] Voir la plateforme de Yakouren (Algérie. Quelle identité ? : 1981 - Paris, Imedyazen. [Actes du séminaire de Yakouren, août 1980) ou les différentes prises de positions du Mouvement culturel berbère au cours des années 1980, notamment dans Tafsut.
[15] Les tenants de cette ligne ne se rendent pas compte qu'ils ont une position très proche de celle de l'Etat central qui affirme que «le berbère n'est pas la propriété des berbérophones ou d'une région particulière, mais une composante du patrimoine culturel national» et qu'à ce titre, il revient à l'Etat de décider du statut et du traitement qui doivent lui être réservés ; cette position est explicite dans le décret de création du Haut Commissariat à l'amazighité du 28 mai 1995 ; elle a très clairement été réaffirmée par le Président Bouteflika le 13 octobre 2002 à Tiaret : «Ce patrimoine est la propriété indivisible de tous les Algériens, il ne faut pas l'utiliser à des fins politiques ; nous sommes musulmans, arabes et arabo-berbères !».


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