Dans ce dernier livre paru aux éditions Chihab, Fatma-Zohra Oufriha poursuit son œuvre d'écriture et de réappropriation de l'histoire. Une histoire ancienne revivifiée, tonique comme l'air salutaire et bienfaisant des montagnes. Avec Au temps des grands empires maghrébins, le lecteur est convié, cette fois encore, à la découverte, à la connaissance et à l'oxygénation. Le voyage est passionnant, riche de surprises et d'enseignements, et couvre un peu plus de deux siècles d'histoire (de 1056 à 1269). Des personnages exceptionnels jalonnent cette odyssée si bien racontée par Fatma-Zohra Oufriha. L'auteure précise déjà, dans le prologue : «Nous avons pensé initialement à un titre prévu pour une période historique déterminée, pour bien marquer sa temporalité, mais nous avons finalement opté pour un titre susceptible de la rendre plus explicite, plus ‘'parlante'' car elle renvoie à la période la plus glorieuse et la plus faste de l'ensemble d'un Grand Maghreb unifié, où l'espace géographique de ce qui deviendra à la période moderne l'Algérie joue un rôle-clé. Cette œuvre d'unification, de construction d'un espace politique et économique significatif, aux XIe et XIIe siècles de l'ère chrétienne, prend une signification nouvelle à la lumière de la période actuelle de la mondialisation laquelle, relayée par diverses régionalisations, est synonyme de construction de grands ensembles régionaux économiques, souvent doublés de liens politiques plus ou moins forts.» Autrement dit, la mémoire collective ne doit plus être frappée d'amnésie. Les jeunes générations ont besoin de connaître le passé ancien pour mieux se projeter dans l'avenir. Précisément, ce livre consacré aux empires maghrébins peut contribuer à combler un déficit de connaissances sur une période, pourtant glorieuse, de l'histoire de l'Algérie. L'éclairage est intéressant à plus d'une titre, parce que l'auteur fait preuve d'inventivité de perspicacité et d'intelligence, notamment lorsqu'elle défend une vision historique qu'elle inscrit résolument dans «la décolonisation de l'histoire de l'Algérie» (sous-titre de l'ouvrage). Ici, c'est le rôle et la place de l'ancien Maghreb central (l'Algérie actuelle) que l'historienne veut se réapproprier et mettre en lumière pour faire sens et rétablir des vérités. Plus largement, c'est une leçon magistrale sur l'histoire des civilisations, la pensée religieuse de l'islam et sur des hommes de génie. Fatma-Zohra Oufriha souligne que la trame de l'ouvrage est structurée «autour des deux grands empires qui ont signé l'ascension et l'apogée d'un Maghreb sûr de lui-même, unifié et conquérant, qui de surcroît sut et put porter aide et secours à un El-Andalous émietté, en pleine décomposition morale et politique, en butte aux attaques de royaumes chrétiens devenus offensifs. Ces deux épopées, uniques dans leur genre, permirent l'épanouissement de la civilisation de l'Occident musulman, grâce au fluide intellectuel et spirituel de cet extrême Occident». Les deux épopées, celles des dynasties almoravide et almohade, sont racontées dans la première partie du livre. L'auteure leur a consacré deux chapitres au titre significatif : «Les Almoravides : l'ascension du Maghreb (1056-1147)» ; «Les Amohades : l'apogée du Maghreb (1130-1269)». Dans la deuxième partie, ce sont Sidi Boumediène et Ibn Rochd qui sont mis en lumière. Fatma-Zohra Oufriha a voulu resituer les deux géants «dans leur contexte historique, social et culturel», c'est-à-dire la période «des grands empires maghrébins qui permirent cette éclosion exceptionnelle». Un tel choix vient prolonger et compléter «des personnages royaux et/ou des théoriciens et des fondateurs d'empires, dont nous avons tenté de saisir les portraits et de dégager les lignes de force de leurs œuvres» (introduction). L'épopée se trouve dès lors sublimée «par le parcours de deux personnages célèbres et surtout emblématiques, à des titres différents, tous deux d'origine andalousienne : Choaïb El-Ansari, plus connu sous le nom d'Abou Madyan qui, canonisé, deviendra Sidi Boumediène, et Ibn Rochd, l'Averroès des latins». Concordance troublante, «ils sont nés, tous deux, la même année 520/1126, l'un à Séville, l'autre à Cordoue, les deux villes principales d'El-Andalus, et ils sont décédés aussi la même année 595/1198». Cette dernière date est également celle du décès du troisième khalife almohade, Abou Youssef Yacoub, surnommé El-Mansour (le Victorieux). Et l'auteure de faire remarquer : «Ce siècle, qui pourrait bien porter son nom, le siècle d'El-Mansour, comme on dit le siècle de Périclès si ses deux prédécesseurs immédiats, son père et surtout son grand-père, Abdelmoumène Ben Ali El-Koumi, n'avaient une stature historique aussi exceptionnelle. Nos deux auteurs ont donc vécu sous le règne de ces trois immenses khalifes : on pourrait, on devrait même appeler cette époque «Le siècle almohade». Ils ont vécu aussi, mais surtout ils sont nés sous le règne du deuxième khalife almoravide, Ali Ibn Youssef. Heureuse conjonction et complémentarité d'une mâle et fruste fierté guerrière d'un côté, d'un art de vivre, de penser et de construire de l'autre, dont la symbiose va produire la civilisation de l'islam occidental (maghrébin).» Dans son essai historique, Fatma-Zohra Oufriha va s'intéresser particulièrement à cette période fondamentale, unique en son genre (pour la première et dernière fois dans son histoire, le Maghreb a pu enfanter deux empires), et dans laquelle le Maghreb central retrouve sa place réelle. En plus de porter un regard neuf sur chacun des deux empires, l'auteure revisite également «le système d'éducation au Maghreb et en El-Andalus» (chapitre cinq), les échanges intellectuels et commerciaux entre Europe occidentale et pays d'islam (chapitres six et sept). Avant de retracer la genèse du mouvement almoravide et son évolution, l'auteure consacre le chapitre d'ouverture au «contexte politique du Maghreb et d'El-Andalus». Elle écrit, d'entrée de jeu : «On sait que les musulmans, conduits par Moussa Ibn Noussayr, d'origine persane et gouverneur de l'Ifriqiya et surtout son affranchi et adjoint Tariq Ibn Ziyad, un enfant de la tribu berbère zénète des Oulhaça, proche de Tlemcen, venant du Maghreb, avaient pris pied dans la péninsule ibérique en 92/711...» Retour sur la conquête de l'Espagne, qui «va constituer une terre de djihad, de butin et d'affrontements entre chrétiens et musulmans, et ce, jusqu'en 750». Par la suite, il y eut le règne des Omeyyades, notamment avec Abderrahmane III : «Son règne (913-961) représente l'âge d'or du khalifat omeyyade d'Espagne.» En 1009, le khalifat de Cordoue s'effondre. «Il s'ensuit une longue période d'anarchie, de déchirures, de fitna (...), une multitude de roitelets se partagent son domaine. Les chrétiens de la péninsule en profitent et lancent une ‘'reconquista'', en fait une croisade», rappelle l'auteure. La période des royaumes des taïfas (1009-1085) voit s'inverser les rapports de force : «Pour contrer le péril, les princes musulmans, divisés et contestés (...) vont en délégation solliciter la nouvelle force extérieure militaire musulmane qui monte (...). La nouvelle force militaire appelée à leur secours vient du Maghreb et porte un nom : les Almoravides. Lorsque, en 1086, les Almoravides débarquent pour la première fois en Andalus, cela fait 56 ans que le khalifat de Cordoue s'est écroulé.» Dans le deuxième chapitre, l'auteure revisite la naissance du mouvement almoravide, le début des conquêtes, l'émergence de Youssef Ibn Tachfine «qui va se révéler un grand conquérant» du Maghreb puis de l'Espagne. Première grande victoire à Zallaqa (Sagradas), le 23 octobre 1086. «Cette victoire casse l'élan de la ‘'reconquista'' des chrétiens», et «prend l'allure d'un geste épique», souligne Fatma-Zohra Oufriha. Et de citer J. Mazel, auteur européen qui écrivait en 1961 : «Partant de Marrakech, la plus héroïque épopée de l'histoire du Maghreb allait commencer : à la tête de ses Sahariens voilés de bleu, avec des contingents berbères descendus en foule de la montagne, avec des milliers de dromadaires (...), Youssef partait pour l'Andalousie (...). Sans lui les musulmans auraient dû quitter l'Espagne quatre siècle plus tôt (...). Il n'y aurait pas eu l'Alhambra, Séville n'aurait pas eu les heures les plus brillantes. Qui aurait tenu le flambeau de la civilisation méditerranéenne en attendant la renaissance ?» Le troisième chapitre est une «esquisse de bilan de la période almoravide», dans lequel l'auteure explique le recul et l'échec sur les plans militaire, idéologique et politique. Quant à l'apport essentiel des Almoravides, c'est d'avoir permis «l'osmose andalouso-maghrébine». Pour résumer, «les Almoravides, ces guerriers au voile bleu du Sahara occidental, avaient pu conquérir l'ensemble du Maghreb et El-Andalous. Conquis très rapidement par la civilisation de ce dernier, ils en furent ses meilleurs propagateurs dans l'ensemble du Maghreb». Après bien des péripéties, le lecteur va ensuite (chapitre 4) découvrir «les principaux traits de l'empire almohade», sa doctrine, son évolution... Avec les Almohades (1130-1269), «le Maghreb va jouer un grand rôle historique et s'imposer comme un des pôles importants du monde musulman». Le lecteur fait d'abord connaissance avec le «Mahdi» Ibn Toumert, puis avec «le constructeur de l'empire almohade : Abdelmoumène Ben Ali El-Koumi (1094-1163)». Car si l'empire est «extraordinairement étendu», c'est surtout «grâce aux conquêtes fulgurantes d'un Trari (originaire des Traras) du Maghreb moyen, d'un ‘'Algérien'' donc dans une terminologie moderne, étant entendu que cette dénomination n'existait pas alors». Dans la deuxième partie de l'essai, «Sidi Boumediène le Sévillan, père du mysticisme maghrébin» et «Ibn Rochd, le Cordouan croyant musulman rationaliste» sont à l'honneur. Les deux portraits que fait Fatma-Zohra Oufriha sont d'un contraste saisissant, mais les deux personnages ont ceci de commun qu'ils sont de plus en plus d'actualité... Un livre «captivant», écrit Djilali Sari dans sa préface. Le genre d'ouvrages qu'on aime relire régulièrement. Hocine Tamou Fatma-Zohra Oufriha, Au temps des grands empires maghrébins, Chihab Editions, Alger 2015, 282 pages.