Par le Pr K. Merad-Boudia Monsieur Boukrouh, vous avez publié dans le Soir d'Algérie du 22 juin 2016 (page 7) un de vos articles intitulé : «L'esprit d'une nation.» Monsieur Boukrouh, je ne vous veux aucun mal, je dirai même que je trouve louable comme intellectuel qui a eu des responsabilités politiques de continuer à faire partager son savoir et les fruits de son érudition. Pour me faire connaître de vous, je me présente, je suis médecin, je n'ai jamais occupé une fonction et je n'ai aucun ancrage partisan. Cependant, je tiens à vous avertir que je suis un Algérien ombrageux qui, connaissant bien son pays, l'aime profondément pour son passé, son courage héroïque et ses multiples qualités de générosité, d'amour du prochain, de liberté et de dignité. À ce titre, je ne peux adhérer à votre contribution sur l'esprit d'une nation. Certes l'idée de nation est un sujet épineux, qui plus est, en pleine évolution au point que beaucoup et notamment parmi les mondialistes qui le rattachent à une nation accentuant les divisions entre les peuples. De nombreux intellectuels et non des moindres ont essayé de donner leur définition mais il n'en existe pas beaucoup qui ont un consensus universel. La vôtre me semble inappropriée, je veux parler de celle d'Ernest Renan (celle de Régis Debray me paraît relever de la dérision et donc ne m'intéresse pas). Un philosophe, philologue du XIXe siècle, auteur de nombreux ouvrages entre autres sur les langues, les Hébreux, sur la vie de Jésus, même s'il n'a pas été honoré de nombreuses distinctions, n'entrera jamais au Panthéon, même si on reconnaît qu'il a eu une certaine influence sur l'intelligentsia de son pays. Ce concept est irrecevable, car Renan est connu pour son mépris pour les races sémitiques, l'Arabe et le musulman en particulier, et son concept de la nation est d'essence raciste. Qu'on en juge : Voici en quelques phrases ce qu'il affirme : «Les nations sont formées sur la base d'une association volontaire d'individus avec un passé commun.» Pour beaucoup d'intellectuels comme Marcel Detienne et Gérard Noiriel, pour ne citer que ceux-là, la conception de Renan est perçue comme un principe naturel, relationnel et n'est pas exempte de racisme. Le plébiscite de tous les jours défendu par Renan ne concerne que ceux qui ont un passé commun, c'est-à-dire des racines communes. Pourquoi ne prenez-vous pas la simple définition d'Edward Saïd qui convient à beaucoup de pays et qui est : «La nation, c'est une communauté qui décide d'avoir un projet et de le réaliser.» Le concept de Renan a été adopté par les personnes avérées comme racistes et notamment par Maurice Barrès et ses compagnons qui en ont fait leur principe tout le long de leur parcours. Et pour qu'il n'y ait pas le moindre doute, il va le confirmer avec son complice Joseph Gobineau, un raciste bien connu auprès des Algériens, dans de nombreux écrits il établira même une classification des races : «I- La classe des ouvriers, celle des Chinois qui sont d'une grande dextérité mais qui n'ont aucun sentiment d'honneur : Gouvernez-les avec justice n'en prélevant d'elle tout le bienfait d'un gouvernement, un ample douaire au profit de la race conquérante, elle sera satisfaite. II- La race des travailleurs de la terre c'est le Nègre, soyez bons et humains et tout sera dans l'ordre. III- La race des maîtres, c'est la race des soldats, c'est-à-dire la race des Européens. Que chacun fasse ce pour quoi il est fait et tout ira bien.» (Ernest Renan, La réforme individuelle et morale). Et pour être plus explicite, il ajoute : «Nous n'aspirons pas à l'égalité mais à la domination. Le pays de race inférieure devra redevenir un pays de serfs, de paysans agricoles ou de travailleurs de l'industrie.» Il clamera aussi : «Il ne s'agit pas de supprimer les inégalités parmi les hommes mais de les amplifier et d'en faire une Loi.» Ses opinions vont donner du baume au cœur à tous les envahisseurs coloniaux qui, pour apaiser leurs concitoyens, vont justifier leur conquête par le devoir de civiliser les races inférieures. L'Algérie fait partie de ces races inférieures et elle subira le statut de sujet pendant 130 ans. Ernest Renan est de sinistre mémoire auprès des Algériens, et le citer est une offense pour tous ceux qui sont morts pour l'Algérie. En outre M. Boukrouh, vos appréciations sur les Algériens n'ont pas changé depuis que vous avez prononcé cette fameuse phrase (qui vous a discrédité à jamais) : «Vous n'êtes pas un peuple, vous êtes un djoumhour.» Vous alignant ainsi sur le même diapason que ceux qui ont dit qu'ils se sont trompés de peuple, montrant, si nécessaire, que vous ne connaissez pas vos concitoyens. Monsieur Boukrouh, je vis en Algérie depuis ma naissance (plus de 70 ans) si j'excepte les années d'exil forcé par la lutte de Libération. Je côtoie quotidiennement toutes les strates de notre population, j'ai décelé chez eux tous les ingrédients qu'on trouve dans d'autres pays, il en existe des bons, des mauvais, des grincheux, des envieux des prêts-à-partir mais aussi des personnes contentes de vivre chez elles, des généreux, pourvus de l'esprit de solidarité et de sacrifice. C'est vrai qu'ils sont capables de violence (comme dans tous les autres pays où on a «caillassé» des hôpitaux, la violence étant l'acte le plus partagé dans le monde), mais elle apparaît lorsqu'ils sont victimes d'injustice et de mépris. Il n'y a pas de sentiment de volonté de vivre ensemble, dites-vous, détrompez-vous, durant la décennie noire lorsque nos vies étaient menacées quotidiennement et que j'avais la possibilité d'émigrer, j'ai ressenti le profond sentiment que je ne pouvais vivre qu'ici. L'Algérien a montré à maintes reprises son attachement à son pays, à ses racines et chaque fois que la Nation fait appel à lui, il répond présent. Interrogez notre diaspora, elle est toujours à l'écoute du pays, ce qui fait dire à nos frères marocains et tunisiens qu'ils sont impressionnés par l'amour des Algériens pour leur pays. L'Algérie est un pays admirable, elle a un passé et une histoire fantastiques et, par-dessus tout, des citoyens qui sont jaloux de leur liberté et qui ont l'esprit de sacrifice. Cet esprit lui a permis de sortir de 130 ans de colonisation, après avoir combattu une des plus grandes armées du monde et être une des rares nations à se débarrasser d'une colonisation de peuplement. Vous semblez déplorer que nous n'ayons pas acquis la plénitude de nos possibilités comme certains l'ont fait après la guerre mondiale. Vous faites allusion à l'Allemagne, c'est vrai que son redressement a été spectaculaire. Mais la comparaison est-elle heureuse ? L'Allemagne a été certes détruite, mais son âme n'a pas été atteinte, beaucoup de ses cadres ont survécu. L'Algérie a souffert dans son corps et dans son esprit, sa langue a été interdite à ses habitants, son savoir a été étouffé, ses racines ont été arrachées, comme si une bombe de la violence d'Hiroshima avait déferlé sur elle. Il est normal, comme l'ont affirmé plusieurs historiens et notamment Aimé Césaire, que l'Algérie mettra beaucoup de temps (personne n'osa dire combien) pour cicatriser ses plaies et se régénérer. Notre Nation a été détruite, elle est en pleine reconstruction, faisons confiance à notre peuple et donnons-lui notre confiance et notre amour, il retrouvera son équilibre et son génie ; par ailleurs, vous n'êtes pas tendre avec vos frères arabes et leurs déboires. Certes ils ne peuvent s'en prendre qu'à eux-mêmes, mais ils méritent un peu d'indulgence, vous qui connaissez l'histoire, vous savez que les Arabes ont été les victimes d'injustices et de complots, et ce, depuis des siècles. À ce sujet il n'aurait pas été intéressant que vous rappeliez tous les complots qui ont été ourdis contre les peuples arabes. Nous connaissons tous les traités Sykes-Picot et avant l'accord de Constantinople (1915), le Traité de Londres, celui de Saint Jean de Maurienne ou autre Traité de Sèvres en 1920 qui ont prévu le dépècement des pays arabes et leur attribution aux pays dominateurs qui vont vite installer à leur place des personnes qui vont veiller à œuvrer à sauvegarder leurs intérêts. Cela est vrai et vous pouvez le dire qu'après la Première Guerre mondiale, le Premier ministre d'Iran Mohammad Mossadegh des années 1952, Kwame N'Krouman, Modibo Keita, Patrice Lumumba ont été éliminés du pouvoir privant leurs pays respectifs de personnes capables de les guider dans le bon sens et de ce fait nous héritons d'El-Qaïda et de Daesh, même si on ne peut accuser nos gouvernants d'être laxistes, corrompus, incompétents, il faut reconnaître que leur tâche n'est pas toujours facile et qu'ils sont sous la menace de ceux qui régissent le monde. Néanmoins, M. Boukrouh, gardons l'espoir que nous soyons toujours capables de nous redresser et qu'il y ait une grande volonté chez nos peuples. Ils sont comme les roseaux, ils plient mais ils ne rompent jamais.