C'est la plus grosse fuite de données dans l'histoire du journalisme : 11,5 millions de documents issus du cabinet d'avocats panaméen Mossack Fonseca, sur lesquels ont travaillé, sous la houlette du Consortium international des journalistes d'investigation (ICIJ), 109 rédactions dans 76 pays. Une vaste enquête menée pendant un an, qui se déploie sur plusieurs continents et jette une lumière crue sur le monde particulièrement opaque de la finance offshore. Dans les données des «Panama Papers» : des proches du président russe Vladimir Poutine, un président ukrainien, des cousins du président syrien Bachar al-Assad, une veuve du dictateur guinéen Lansana Conté, mais aussi un Premier ministre islandais — qui a démissionné depuis —, des personnalités du monde du football, un ministre algérien, des hommes d'affaires européens, de très riches citoyens américains... A l'origine de ces révélations, un lanceur d'alerte anonyme, «John Doe», qui a transmis les documents à Bastian Obermayer et Frederik Obermaier, journalistes à la Süddeutsche Zeitung, journal allemand. Ceux que leurs collègues surnomment les «frères Obermay/ier» en ont aussi fait un livre, traduit en 14 langues. L'édition française est sortie en librairie en France le jeudi 16 juin 2016. En quelque 400 pages, le Secret le mieux gardé du monde (éditions Le Seuil, 432 pp., 20 €) raconte à la fois une partie de ces enquêtes complexes et les coulisses de leur travail. Ces deux journalistes allemands ont donné depuis avril dernier des dizaines d'interviews aux médias du monde entier, racontant comment l'affaire «Panama Papers» est née. Nous avons choisi quelques-unes de ces questions-réponses afin de permettre à nos lecteurs de mieux comprendre la genèse de cette extraordinaire histoire. Vous connaissiez le monde de la finance offshore, vous aviez déjà travaillé avec l'ICIJ sur le sujet. En recevant les premiers documents, vous en avez tout de suite perçu l'importance ? Bastian Obermayer : Nous connaissions déjà Mossack Fonseca. Nous avons tout de suite compris que nous étions en contact avec quelqu'un qui pouvait regarder derrière le rideau, un rideau que nous n'avions, nous, aucune chance de pouvoir passer — c'est pourquoi nous étions si intéressés. C'est une histoire qui va du Panama à la Russie, l'Argentine, la Chine, la Syrie, l'Islande, l'Allemagne, la France... A quel moment avez-vous réalisé l'ampleur de ce que vous receviez ? B. O. : Je pense qu'après le troisième ou le quatrième chef d'Etat trouvé dans nos données, on s'est dit : «Wow ! c'est vraiment gros». Nous sommes aussi tombés sur les gens de la Fifa... Quand nous avons réalisé qu'il y avait dans ces données à la fois des politiques de premier plan, des gens du monde du sport, des criminels... nous avons compris que ça allait avoir beaucoup d'impact. Frederik Obermaier : Quand nous sommes revenus de la première rencontre à Washington avec nos partenaires de l'ICIJ, et qu'ils ont eu accès aux documents, c'était impressionnant de les voir commencer à chercher dans les données et trouver autant de nouveaux éléments. Nous avions passé des mois à le faire, et je pensais que nous avions déjà trouvé de gros sujets – mais là, c'était l'explosion. Nous avons commencé à faire des dossiers pour chaque sujet, il y en avait plein la pièce. J'ai dû mettre en place des routines de travail, sinon ma tête aurait explosé ! B. O. : Jusqu'à cette rencontre à Washington, j'avais l'ambition de connaître chaque cas sur le bout des doigts. Nous voulions être capables d'aider nos partenaires, de discuter avec eux. En juillet 2015, nous avons compris que c'était impossible de tout maîtriser, qu'il fallait se concentrer sur certains cas. Votre livre raconte à la fois ce que vous avez découvert dans les Panama Papers et comment vous avez travaillé. Pour vous, dès le départ, la collaboration internationale est une évidence. B. O. : Quand nous avons commencé à recevoir les données, la question n'était pas «est-ce qu'il faut les donner à l'ICIJ ?», mais plutôt «est-ce que ça va les intéresser ?» Sans cela, nous aurions perdu des centaines d'histoires. Nous n'aurions pas su ce qui était intéressant en Uruguay, au Ghana, en Pologne... Le deuxième aspect, c'est qu'il y avait trop de données pour nous, nous ne pouvions pas les traiter. Il y a un troisième aspect, qui est la sécurité. Quand plus de 400 journalistes ont accès aux données, cela n'a aucun sens de s'attaquer à l'un d'entre eux, d'essayer d'arrêter une enquête. Pour nos confrères en Russie, par exemple, c'est important. Qu'est-ce que ce type de collaboration change à la pratique journalistique ? F. O. : On apprend à partager non seulement les données, mais les petites découvertes qu'on fait. Parfois, c'est une pièce de puzzle. Dans le cas des amis du président russe Poutine, l'histoire n'a révélé son ampleur que parce que tout le monde a partagé ce qu'il trouvait. Je me souviens d'une rencontre à Londres avec des collègues travaillant sur la Russie. Notre confrère russe Roman Anin était présent, et il avait des éléments d'une enquête précédente : il avait regardé à quelle société appartenait le lieu où s'est mariée la fille de Poutine. C'est un élément auquel nous n'aurions jamais pensé. Vous avez dû prendre des mesures drastiques pour protéger votre source et votre travail. Vous étiez familiers de telles procédures ? F.O. : Oui, pour le chiffrement des communications, ou le fait d'utiliser un ordinateur déconnecté d'internet, comme nous l'avions fait pour travailler sur des documents transmis par Edward Snowden. Mais nous n'avions jamais été aussi loin. Avoir une pièce dans laquelle seules cinq personnes pouvaient entrer, mettre des chaînes autour de l'ordinateur, recouvrir les vis de vernis à paillettes... C'était nouveau, mais c'était nécessaire. Nous aurions même pu faire plus. B. O. : Nous avons même imaginé mettre une caméra dans la «war room». Et puis nous nous sommes dit que ce serait un trop grand risque, si quelqu'un pouvait accéder aux enregistrements. Nous avions vraiment peur de mettre la source et le projet en danger. Nous avons imposé à nos collègues qui voulaient rejoindre le projet de chiffrer leurs mails. Comment ce projet a-t-il pu rester confidentiel aussi longtemps ? F. O. : Nous ne pensions pas que c'était possible, nous avions même discuté avec l'ICIJ de ce qu'il faudrait faire si une des histoires sur lesquelles nous travaillions «fuitait». Mais ça a marché. Pour autant, certains confrères avaient fini par savoir qu'il y avait un gros projet en cours. Et quand nous avons approché les personnes concernées par nos révélations, pour leur donner l'occasion de s'exprimer, il y a eu des rumeurs un peu partout. Un porte-parole de Poutine s'en est pris à l'ICIJ quelques jours avant la publication, un ministre islandais a parlé de deux journalistes allemands qui l'avaient contacté... Mais personne n'avait tous les éléments, la vision globale. Il y a eu un débat sur le fait que peu de documents aient été rendus publics... B. O. : Il y a plusieurs éléments. Même si, de manière générale, nous aimerions que ce soit public, il y a beaucoup de données personnelles. Nous ne voulons pas nuire à la vie privée de gens qui ne sont coupables d'aucun crime ou délit. Et au plan légal, ce droit à la vie privée est très protégé ici en Allemagne. Enfin, nous devons protéger notre source. Or nous ne pouvons pas savoir si cela permettrait de remonter jusqu'à elle, et nous ne pouvons pas exclure ce risque. F. O. : Nous en avons publié quelques dizaines, et cela nous a pris beaucoup de temps. Décider de ce qu'on expurge, ce n'est pas une question facile. En tout cas, c'est un pas important. Nous sommes confrontés à une crise de confiance dans la presse. Le fait qu'il n'y ait pas assez de transparence en est une des raisons. Publier les documents comme preuve de ce que nous avançons, pour que chacun puisse se faire sa propre idée, c'est très important. Vous avez eu peur pour votre source. Et pour vous-mêmes, vos confrères ? B. O. : Pour nous, j'ai essayé de ne pas y penser. Nous avons essayé d'être logiques : est-ce que cela aurait du sens de nous pourchasser ? Non. D'autant que si notre travail déplaît à des gens en Hongrie, en Russie, en Angola, ce sont surtout les confrères qui sont sur place qui prennent un risque. Il a fallu, par exemple, réfléchir à quel moment nous allions approcher le président russe Vladimir Poutine : pas trop près de la date de publication, pour ne pas être accusés d'être malhonnêtes. F. O. : C'est la première fois que l'idée de travailler dans un environnement dangereux est devenue très concrète. Quand on travaille en Allemagne, on n'y est pas confronté. Pour nos collègues en Afrique, au Moyen-Orient, en Russie, en Amérique latine, ce n'est pas la même chose. Travailler avec eux de manière aussi proche, avoir une responsabilité vis-à-vis d'eux, c'était nouveau. Etes-vous toujours en contact avec «John Doe» (NDLR : la source des 2 journalistes allemands) ? B. O. : Nous ne pouvons pas aborder ce sujet. La possibilité que nous puissions être surveillés est plus élevée qu'avant, c'est pourquoi nous ne disons rien à ce propos. Beaucoup d'éléments des «Panama Papers» sont sortis depuis le 4 avril, mais avec 11,5 millions de documents, on peut s'attendre à de nouvelles révélations ... F. O. : Nous continuons à travailler sur des pistes que nous avions mises de côté, c'est aussi le cas de nos confrères. Nos partenaires en Afrique publient régulièrement. Même dans quelques années, on continuera à trouver des pièces de puzzle dans les «Panama Papers», par exemple des traces d'une figure politique émergente... Nous trouvons encore des éléments dans les «Offshore Leaks». Peut-être que dans dix ans, il y aura encore des choses intéressantes dans les «Panama Papers».