Il ne faut pas se fier aux apparences, Abderrahmane Khelifa n'a rien du jeune cadre dynamique ! Et son «ramage» est bien plus prenant, instructif parce qu'il a ce don qui lui permet de capter l'attention de l'assistance en conférence-débat et ce pouvoir communicant qui vous fait plus qu'adhérer au thème qu'il développe, l'aimer ! Volubile, il ne craint pas la contradiction ou d'entrer de plain-pied dans le débat. A l'évidence il ne faut pas chercher loin pour comprendre que c'est un passionné de son domaine de prédilection : l'histoire, l'archéologie si rébarbative par son aspect rugueux au profane et même au plus averti. La foule ne se bouscule pas au portillon de sombres musées aux secrets difficiles à percer. Et c'est justement ce qui motive Abderrahmane Khelifa qui a consacré sa carrière à l'étude de l'histoire ancienne de l'Algérie, c'est-à-dire l'Antiquité, une histoire vieille de deux millions d'années. Et le secret de sa totale implication n'est pas à chercher dans un curriculum vitæ qui en impose mais sans doute dans sa quête de nos origines qui est aussi la nôtre par ailleurs ! Dans cet entretien au Soir d'Algérie, que de sujets sensibles abordés sans tabou au risque de froisser le «politically correct» et autres gardiens du temple. «On a diabolisé la période antique et l'on a considéré les objets de musée comme étant des œuvres diaboliques», dit-il, soulignant toutefois que «dès 1928, Moubarek El Mili suivi de Abderrahmane El Djilali ont intégré l'Antiquité à notre histoire». Mais faut-il tirer le diable par la queue et proposer un colloque sur Koceïla ou la Kahina, héros de notre histoire — sans risquer de donner du grain à moudre à des islamistes en mal de justifications ainsi que le montrent les récents événements survenus à Baghaï avec l'incendie de la statue de cette même Kahina ? Le Soir d'Algérie : Vous êtes visiblement de toutes les batailles en matière d'histoire, surtout si l'on en juge par votre présence régulière et assidue aux colloques et séminaires et bien sûr vos communications. Question liminaire : qu'est-ce qui fait «courir» Abderrahmane Khelifa ? Abderrahmane Khelifa : Oui, j'essaie d'assister à tous les colloques qui ont trait à l'histoire de l'Algérie car il est important d'apporter une contribution, aussi modeste soit-elle, à la connaissance de notre histoire. Vous parlez de bataille, effectivement car il y a différentes écoles, pas seulement de méthode mais idéologique aussi. De quels armes ou outils disposez-vous pour une approche fructueuse dans vos écrits ou interventions dans les débats auxquels vous êtes convié ? Les seules armes dont dispose l'historien sont les sources, les archives et les études. Mais ces sources ne sont pas à exploiter sans discernement car ceux qui ont écrit en leur temps avaient aussi leur parti pris. Donc il faut que l'historien puisse interpréter de la façon la plus objective si tant est qu'il peut atteindre l'objectivité. Archéologue averti, les fouilles et les explorations des chercheurs algériens ont-elles dépassé ou apporté du nouveau par rapport aux legs de vos prédécesseurs européens et français en particulier ? Il est clair que l'archéologie est devenue une science à part et non plus une science auxiliaire de l'histoire. Elle est essentielle pour des pays comme ceux de l'Afrique du Nord car le sol renferme des milliers de documents non exploités qui peuvent apporter une nouvelle écriture de l'histoire. Je pense aux différentes inscriptions qu'elles soient libyques, latines ou arabes qui apportent des éclairages nouveaux pour l'écriture de notre histoire ou encore aux monnaies trouvées çà et là et qui quelquefois sont vendues clandestinement sur les sites-mêmes et qui nous privent de notre histoire. Voulez-vous nous citer quelques exemples de vos découvertes ou de celles des archéologues algériens ? Vous savez, depuis l'indépendance, il y a eu des fouilles entreprises par des archéologues algériens qui ont enrichi notre histoire. Je pense aux fouilles préhistoriques de Tin Anakaten et El Mankhour dans les Tassili, de Aïn el Hanech près d'El Eulma, de Gueldamane dans la Soummam, de Taza, etc. Pour l'Antiquité, Tipasa, Cherchell, Sétif, Lambèse, les Djeddars... Pour la période musulmane, la Qal'a des Béni Hammad, Agadir-Tlemcen, Honaïne, Tihert sans compter les fouilles entreprises par l'université d'Alger et dont on attend les publications car la fouille ne vaut rien si la publication ne suit pas. Longtemps utilisé dans la datation de matériaux de l'Antiquité, le carbone 14 est-il supplanté par de nouvelles technologies ? Oui, il n'y a pas que le carbone 14. L'archéologie a évolué avec les techniques nouvelles qui facilitent les problèmes de datation, la composante des matériaux de céramique, la télédétection, le GPS, la numérisarion, les drones, les mesures de variations thermiques, etc. Mais l'interprétation humaine demeure essentielle car l'homme a l'intelligence de relier les faits et leur donner un sens. Domaine réservé aux spécialistes, l'Antiquité gagnerait-elle à être plus accessible au grand public, notamment à travers les musées qui donnent toujours l'impression d'être des antichambres de mystères difficiles à percer ? Ne plus demeurer le parent pauvre de l'activité culturelle ? Le problème est que depuis l'indépendance on a considéré que l'histoire de l'Antiquité comme étrangère à notre pays. Pourtant, dès 1928, Moubarak El Mili avait intégré l'Antiquité à notre histoire, suivi par Abderrahmane el Djilali. Mais les générations suivantes ont fait leurs les thèses colonialistes qui disaient que la France était la succession de Rome. Aussi, on s'est méfié de cette partie intégrante de notre histoire. On a diabolisé la période antique et l'on a considéré les objets de musée comme étant des œuvres diaboliques. Remarquez, la période musulmane n'est pas mieux lotie. L'archéologie est le parent pauvre de la culture. D'ailleurs prenez l'organigramme du ministère, il n'y a pas de sous-direction de l'archéologie. Combien d'écoles ont visité les musées? On prétexte alors des problèmes d'assurance. Alors prenez le cas du parc de la Liberté et vous verrez que l'école est mitoyenne du Musée national des antiquités. Celui-ci est vide. On considère que les sculptures, les stèles ne font pas partie de notre culture. Il suffit d'écouter les rares enseignants qui guident leurs élèves dans les musées ou dans les sites archéologiques comme Tipasa, Djemila ou Timgad... On doit assumer l'ensemble de notre histoire et de notre patrimoine. C'est un héritage riche qu'on ne doit pas délaisser. Beaucoup de hauts responsables ont manifesté leur mécontentement quand nous avons fait un colloque sur saint Augustin. Pourquoi ? Il fait partie de notre héritage. Il est un enfant de Thagaste (Souk Ahras). Aberrahmane Khelifa se considère-t-il plutôt archéologue qu'historien ou les deux à la fois dans la mesure où ces deux disciplines sont compatibles ou complémentaires ? J'ai fait une licence d'histoire et j'ai eu la chance de participer à des fouilles pendant mes études (Tébessa, Cherchell, Tipasa). J'ai fait de la prospection archéologique dans la région des Aurès, de Cherchell puis par la suite dans les Traras dans la région de Tlemcen. Quand j'ai passé ma thèse de doctorat à Aix-en-Provence c'était dans la discipline histoire et archéologie dans la mesure où mon sujet de thèse — «Contribution à l'étude des villes médiévales du Maghreb central, Honaïne et son terroir» — était à la fois historique dans la mesure où j'avais étudié tous les textes relatifs à Honaïne et sa région depuis la Préhistoire à la période contemporaine. De plus je présentais les fouilles que j'avais effectuées pendant une dizaine d'années à raison d'un mois de fouilles par an. J'ai ainsi mis au jour tout un quartier de maisons avec leurs ruelles, le tout-à-l'égout, les décors, salles, puits, tels que décrits par Léon l'Africain, de son vrai nom Mohamed Hassan el Ouazzan. En matière d'écriture de l'histoire, l'on observera que vous privilégiez le Beau-Livre, un genre éditorial plus proche de la monographie. En quoi ce choix ne contredit-il pas la pertinence de l'historien ? Ce n'est pas un hasard. Je mets volontairement des photos pour illustrer mes textes pour dire aussi que nous avons des preuves matérielles de notre histoire et qu'elles sont (malheureusement) en voie de disparaître du fait de l'ignorance des hommes. Il me serait plus facile de faire du texte seulement mais je veux montrer les potentialités archéologiques de notre pays. Je me suis investi dans l'histoire des villes pour montrer que chaque ville remonte à la plus grande Antiquité avec un continuum très riche. Prenez les cas d'Alger, Constantine, Tébessa. AnnabaTlemcen, le M'zab. Ce sont autant d'histoires locales qui recoupent la grande histoire de notre pays. La monographie me permet d'englober une histoire vaste qui couvre toutes les périodes de notre histoire. Si vous prenez l'histoire de la ville de Cirta-Constantine vous avez à la fois une histoire locale qui rejoint l'histoire nationale avec le règne de Massinissa par exemple ou la prise de Constantine à l'époque de l'occupation coloniale. C'est la même chose pour Tlemcen, Alger, Béjaïa, le M'zab ou n'importe quelle ville de notre pays. Outre l'écrit vous vous aventurez dans l'audiovisuel puisque vous participez à la réalisation de documentaires sur des personnages historiques à l'exemple de Massinissa, Jugurtha. Entreprise périlleuse s'il en est vu que c'est là un défi colossal parce qu'un film de haute facture est forcément budgétivore ; or, vous n'avez pas les moyens de vos ambitions... Oui, car il faut réveiller les consciences. Nous sommes un pays de vieille civilisation et les personnages historiques sont légion. Nous avons fait avec mon ami Mokrane Aït Saâda une série sur Massinissa, Syphax, Jugurtha, Juba, Juba II avec des moyens dérisoires. Nous avions comme projets de faire de la Kahina, Abdelmoumen ben Ali le flambeau des Almohades né à Honaïne, Yaghmorasan, Abdelkader, etc. Nous n'avons pas été encouragés alors que les ministères de la Culture et de l'Education étaient concernés au premier chef. Les budgets étaient très modestes car il ne s'agissait pas de faire des productions hollywoodiennes mais des films didactiques. Faire connaître était notre but. Ainsi le film sur Jugurtha qui a suscité beaucoup d'émotion dans la salle dans le contexte du colloque international qui lui a été consacré vous a coûté... 10 millions de centimes. C'est à peine croyable ! Oui, c'est dire le bricolage du point de vue cinématographique. Vous avez remarqué la pauvreté des images. Nous n'avons pas pu aller dans la Tunisie voisine pour filmer le site du Kef, la table de Jugurtha ni aller à Rome filmer la prison du Tullianum aux Mamertins, ni filmer la Moulouya côté marocain, faute de moyens, mais nous avons tenu à être le plus près possible des textes historiques pour montrer l'importance de ce symbole de la nation algérienne. C'est ce qui explique sans doute son amateurisme sans que cela enlève en rien son mérite pour le néophyte... Oui, mais nous avons fait un documentaire de 52 minutes où nous avons évité de montrer des sites qui n'existaient pas à l'époque de Jugurtha. Et la même méthode a été adoptée pour les autres aguellids. Compte tenu de votre expérience, pensez-vous possible la tenue d'un colloque sur Koceïla ou la Kahina? Des sujets à risques parce que capables de susciter les passions ? Votre question nous renvoie directement à l'incendie de la statue de la Kahina à Baghaï. Cela relève d'une méconnaissance grave de notre histoire ou d'une histoire frelatée. La Kahina (Dihya) ou Koceïla font partie de notre patrimoine. Ce sont des héros de notre histoire dans la mesure où ils ont sacrifié leur vie pour notre pays. Ceci étant dit, comment voulez-vous faire de l'histoire quand on a peur de personnages qui ont vécu il y a plus de douze siècles? Faire un colloque sur la Kahina, de son vrai nom Dihya ou sur Koceïla (Aksil) peut-il susciter des passions, toucher à notre unité ? Nos frères tunisiens ont largement dépassé ces problèmes. L'histoire ne s'accommode pas des conjonctures. Elle existe dans toute sa diversité et cela nous ne pouvons pas l'occulter. El Bekri, El Idrissi, Ibn idhari, Ibn Khaldoun et d'autres historiens en leur temps en ont parlé sans problème. Notre société aurait-t-elle reculé par rapport au Moyen-âge pour ne pas aborder ces sujets ? Je peux le comprendre pour la période contemporaine où il existe encore des acteurs vivants, mais, là, non. Ne sommes-nous pas mûrs pour parler de cette période en toute sérénité ? L'écriture de l'histoire contemporaine de l'Algérie produit une nombreuse littérature accompagnée souvent de grosses polémiques où l'anathème prend parfois le dessus sur la recherche sereine de la vérité historique... Il est malheureux que cette période de l'histoire pose autant de problèmes. Nous laissons d'autres écrire notre histoire alors que nous avons nos propres archives à exploiter. Et après, nous protestons quand on voit des écrits produits ailleurs. Quand ouvrira-t-on nos archives ? Pourquoi cette politique de tout cadenasser ? Aucun chercheur algérien n'a fait de thèse à partir des archives détenues par l'Algérie. Ce n'est pas normal et ce n'est pas à l'avantage des générations futures. Nous passons d'un passé sans histoire (nos ancêtres les Gaulois !) à une histoire omniprésente dans le vécu et le discours quotidien des Algériens. Comment cela peut-il contribuer à la construction d'une identité algérienne dédramatisée ? Nous avons une histoire très ancienne puisqu'elle remonte au moins à deux millions d'années au site de Aïn El Hanech. Il faut l'assumer et la connaître à travers ses sources, ses écrits, ses monuments historiques, ses us et coutumes. Oui, avant on disait nos ancêtres les Gaulois et maintenant nous disons nos ancêtres les Yéménites. Pourquoi aller chercher ailleurs notre identité ? L'Algérie n'est pas un bien vacant. Tous les conquérants ont trouvé des autochtones et des résistants. A partir du moment où nos enfants connaîtront leur histoire, ils n'iront pas chercher ailleurs une autre identité. Cependant il reste encore du chemin à faire pour nous réconcilier avec notre passé, notre histoire... avec nous-mêmes... Oui, ce n'est que par la connaissance de notre histoire que nous serons réconciliés avec notre histoire. Il faut enseigner l'histoire dans le primaire et le secondaire d'une autre façon. Il faut la prendre dans sa totalité et ne pas choisir telle ou telle période. Nous ne pouvons pas tronçonner notre personnalité. L'histoire est un tout. Nous devons assumer notre patrimoine. C'est cela qui forge une identité. B. T. [email protected]