La pièce de théâtre Torchaka poursuit sa conquête du public avec une nouvelle série de représentations dont la première a lieu mardi au Théâtre national algérien. Le spectacle écrit et mis en scène par Ahmed Rezzak et produit par le TNA est une succulente satire sociopolitique sur fond d'une histoire d'amour impossible. Chez le peuple des allumettes, on ne connaît pas l'amour et, comme avec toute chose inconnue, on le déteste et le honnit. Le jour où les parents de Torchaka s'apprêtent à l'offrir en mariage à Zalmout, le chef polygame des allumettes, cette jeune femme refuse et révèle qu'elle est amoureuse du jeune et beau Zalamit. Une déclaration qui provoque le scandale et la violente indignation des membres de la communauté. Mais peu à peu, à coups de déclamations, de complaintes, de chants et de danses révoltées, les parents de Torchaka commencent à s'adoucir tandis que les autres ressentent une curiosité croissante envers le phénomène mystérieux de l'amour. Or, Zalmout (incarné par un Hamid Achouri tout à fait surprenant sur scène) charge ses deux épouses de concevoir un stratagème afin de séparer les amoureux ; le plan réussit et Zalamit se suicide en «s'allumant», incitant ainsi l'ensemble des citoyens à prendre conscience de l'obscurité dans laquelle ils vivent et à se révolter enfin non seulement contre le tyran mais aussi contre eux-mêmes, figés dans une mentalité rétrograde et sclérosée par l'obéissance aveugle tant au gouverneur qu'aux us et coutumes. Ahmed Rezzag confirme son talent révélé avec éclat dans sa première pièce Le printemps de Rome (2011) et se joue malicieusement des codes et des genres pour livrer un spectacle subversif malgré le soin apporté à la métaphore et au cryptage (somme toute facilement décodable) du contenu politique. Pour donner corps à l'histoire surréaliste de Torchaka, l'auteur s'ingénie dans une écriture à la fois fluide et corsée où l'humour, la dérision et le second degré sont omniprésents, ce qui rend d'ailleurs un peu pénible certains passages à un ton plus dramatique. Le texte, en arabe algérien, fluctue entre tirades cinglantes, poésies dédaléennes et bons mots tout à fait hilarants. Le rire accompagne ici la réflexion sans la gêner mais il contribue également à faire vivre un théâtre pleinement populaire sans que cette épithète renvoie à l'habituel paternalisme pratiqué depuis longtemps sur un public passif. Avec Torchaka, on vibre avec les personnages et on ressent aisément les analogies cachées derrière l'allégorie : l'identification devient alors non pas un exercice confortable et flatteur mais une introspection chargée en questionnements et en remises en question. Et pour que le large public adhère à ce point à cette pièce de théâtre qui reste exigeante artistiquement, il a fallu la rencontre de plusieurs facteurs déterminants, à commencer par le souffle dramaturgique qui a permis à Rezzag de tenir le spectateur en haleine en alternant chorégraphie, acrobaties, chants, comédie et drame, le tout harmonisé dans un savoureux mélange des genres qui ne cède rien pourtant à la cacophonie. Ensuite, il y a cette fabuleuse générosité des comédiens (Hamid Achouri, Chahinez Khalifa, Yasmina Abdelmoumen, Samira Sahraoui, Mustapha Laribi, Mounia Ait Medour, Oussama Boutchich, Adila Soualem, Sabrina Boukeria, Sabrina Korichi, Ryad Djefaflia, Chaker Boulemdais, Abdallah Kourd, Mohamed Houes, Sali, Abdellah Djelab) qui ont porté leurs rôles avec conviction et infiniment d'énergie, occupant l'espace scénique à tour de rôle ou ensemble, sans jamais donner l'impression de se marcher sur les pattes ou d'encombrer la scène. Enfin, la pièce a réussi parce qu'elle maintient une ambition esthétique et littéraire manifeste tout en partant à la conquête du spectateur lambda dont elle respecte l'intelligence au lieu de le materner.