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Mohamed BOUKECHOURA :
«Le 1er Novembre a été décidé le 23 octobre à Raïs Hamidou»
Publié dans Le Soir d'Algérie le 01 - 11 - 2016


Propos recueillis par Mokhtar Benzaki
Une semaine avant le déclenchement de la Révolution, Mohamed Boukechoura, 9 ans, assiste, au domicile familial, à l'un des événements qui marquera le destin de toute une nation.
Le Soir d'Algérie : Vous êtes le fils de Mourad Boukechoura, le militant du PPA-MTLD qui a reçu, à son domicile de Raïs Hamidou, les six membres de la Direction qui décida du déclenchement de la Révolution du 1er Novembre. Vous aviez, à ce moment-là, 9 ans et vous en aviez été le témoin. Comment cela s'était-il passé ?
Mohamed Boukechoura : L'évènement majeur dans le mouvement national a été marqué par l'acte de naissance de la lutte armée décidée le 23 octobre 1954 au cours d'une réunion secrète des six chefs historiques : Mohamed Boudiaf, Larbi Ben M'hidi, Mostefa Ben Boulaïd, Mourad Didouche, Rabah Bitat et Belkacem Krim.
Cette réunion s'est déroulée au domicile de Mourad Boukechoura, à Raïs Hamidou (ex-Pointe Pescade).
L'acte final de la naissance de la Révolution de Novembre a été dressé ce jour-là, dans le secret le plus absolu. Il n'a été divulgué aux premiers éléments du mouvement que quelques heures auparavant.
Cette réunion décisive du 23 octobre 1954 n'a été sanctionnée par aucun procès-verbal et n'a été dévoilée à l'opinion publique d'une manière officielle qu'en octobre 1997, par l'un des acteurs : Rabah Bitat (paix à son âme et à tous les chouhada de notre patrie bien-aimée).
Cet excès de prudence était l'un des éléments de la stratégie que les responsables ont adoptée pour des raisons surtout idéologiques.
Afin de mieux comprendre ces motivations, il faut remonter aux péripéties qui ont jalonné le mouvement national depuis les manifestations de mai 1945, élément déterminant dans la prise de conscience des militants sur la nécessité de recourir aux armes pour mettre fin à l'ordre colonial.
Les multiples tentatives de faire évoluer le mouvement dans un cadre légaliste n'ont jamais pu aboutir en raison de l'attitude intransigeante du colonat, qui ne concevait aucun ordre que le sien.
Le PPA (Parti du peuple algérien) menait, au début de son existence, un combat pacifique dont les revendications étaient complètement légitimes et justes.
La mutation idéologique déterminante du Mouvement ne s'est affirmée qu'à partir de la création de l'OS (Organisation spéciale) : structure paramilitaire secrète constituant le bras armé de l'organisation.
Cette organisation, avec l'aide de ses éléments les plus actifs, a mené un travail remarquable auprès de la population, dans toutes les régions d'Algérie, pour sensibiliser les militants sur la nécessité de passer à la lutte armée, suite à l'attitude intransigeante de la partie adverse.
Des témoignages édifiants sont rapportés, dans les ouvrages écrits par certains d'entres eux, à l'instar de Abdeslam Habachi, Mohamed Mechati, Aïssa Kechida et certainement beaucoup d'autres dont nous n'avons pas eu connaissance. Un témoignage authentique important, livré par Rabah Bitat, indique que de nombreuses réunions secrètes, ignorées du parti, se sont déroulées au domicile de leur compagnon Mourad Boukechoura, à Raïs Hamidou. Il souligne de manière non exhaustive les noms de Ben M'hidi, Boudiaf, Ben Boulaïd, Didouche, Benabdelmalek Ramdane, Bouchaïb, Boussouf et bien d'autres.
Cela confirme la continuité de l'action et l'implication directe des éléments de l'OS dans la préparation de la lutte armée, dont les actes décisifs seront adoptés au cours des réunions majeures de juin et octobre 1954, respectivement aux domiciles de Lyes Derriche et Mourad Boukechoura.
Dans quel contexte cet évènement historique était-il intervenu ?
Afin de comprendre ce qui a fondamentalement motivé les initiateurs de la lutte armée, il serait intéressant de décrire les caractéristiques des mouvements politiques durant la période s'étalant de mai 1945 à la veille du déclenchement.
Au cours de cette période, trois courants se sont entrecroisés :
Le premier courant formé par :
- Le mouvement nationaliste modéré incarné par Ferhat Abbas qui prônait le droit aux populations autochtones à une certaine émancipation sous l'autorité de la France ; position totalement en déphasage par rapport à la réalité de la situation en Algérie à cette époque.
- Le mouvement des Oulémas musulmans d'Algérie regroupé dans une association à caractère religieux qui réclamait le développement de la personnalité algérienne, dans le cadre d'un statut particulier dédié aux musulmans.
Ces deux tendances formaient un seul courant à caractère nationaliste, qualifié de mouvement réformiste assimilationniste, dont les revendications ont été totalement ignorées par le pouvoir colonial.
- Le deuxième courant fondé sur le principe de la lutte des classes, dont la vocation s'inspirait du combat mené par les ouvriers autour du dogme communiste, était favorable à l'émancipation des populations musulmanes, sous l'autorité de la France.
Le Parti communiste algérien se démarquait de la ligne politique du PCF dans ses rapports avec la population algérienne du fait de la présence de militants «communistes algériens et français» acquis à la cause de la justice sociale et le progrès incarnée par les mouvements nationalistes.
Toutefois les liens idéologiques profonds qui unissaient les deux partis ne pouvait permettre une rupture avec la ligne directrice tracée par le PCF, profondément attachée à celle du PCUS de Moscou qui n'avait, en ce moment-là, aucune volonté de favoriser les mouvements d'émancipation nés à la fin de la Seconde Guerre mondiale.
- Le troisième courant, radicalement et fondamentalement nationaliste, incarné par le PPA, puisait sa force dans le discours qu'il développait en faveur des populations opprimées et prônait déjà en 1936 l'idée d'indépendance dont l'esprit de ces populations était fortement imprégné.
Ce profond sentiment allait atteindre d'ailleurs son apogée, notamment après les massacres de mai 1945.
Ces massacres ont débuté à Alger le 1er mai 1945, suite à des manifestations pacifiques organisées par le PPA et se sont ensuite étendus à Sétif, Guelma et d'autres villes de l'Est constantinois où ils furent perpétués à grande échelle (45 000 morts).
L'impact sur les populations civiles désarmées a été terrible et nourrira irrémédiablement le sentiment de révolte qui prendra naissance à ce moment-là et ne prendra fin qu'une fois l'indépendance acquise.
Cet évènement provoquera un choc psychologique irréversible tant au sein des populations que des militants du PPA.
A partir de cet instant, les militants nationalistes n'avaient plus qu'une seule idée : l'indépendance par n'importe quel moyen, y compris la lutte armée.
Quel fut le rôle de l'OS dans la préparation du passage à l'acte ?
Durant toute la période qui s'étalait de 1947 à 1953, le PPA rassemblait les forces vives du pays autour de deux organisations, l'une à caractère politique (le MTLD) et l'autre à caractère paramilitaire (l'OS).
Ces deux organes issus du PPA entretenaient des relations de complémentarité, sachant que le MTLD avait pour mission de participer à la vie politique en Algérie, à travers les élections à tous les niveaux et représentait le vecteur politique nationaliste, dans les assemblées élues.
L'OS était formé d'une élite de militants forgée à la rigueur du combat qui s'est progressivement transformée en puissante organisation, dont la maturité politique et opérationnelle allait lui permettre de lancer le mouvement armé en novembre 1954.
Au cours de la phase préparatoire de la lutte armée qui débuta en 1950, les responsables de l'OS échangeaient les contacts et formaient déjà les éléments qui allaient constituer les premiers combattants de Novembre 1954.
Le «noyau dur» venait de se constituer entre les cinq chefs historiques qui allaient prendre en main la responsabilité du déclenchement lors de l'ultime réunion du 23 octobre 1954.
A la même période et pour permettre les liaisons et le regroupement des éléments de l'OS traqués par la police française au lendemain de la découverte de l'organisation (1950), une structure secrète a été constituée avec des éléments «sûrs et engagés».
Cette structure qui n'était connue que de l'état-major assurait la logistique et les liaisons entre les membres rescapés de l'OS, ce dont a témoigné Mohamed Boudiaf.
Il est important de souligner le rôle majeur de tous ces acteurs dans le processus de préparation de la lutte armée. De nombreux témoignages ont été rapportés mais du fait de la clandestinité, du cloisonnement et de l'étanchéité entre les structures, peu d'écrits ont été produits.
Les historiens devront se contenter de certains témoignages d'acteurs impliqués dans cette phase pour peu qu'ils soient encore en vie ou qu'ils aient laissé quelques traces écrites ou orales...
Avant le 23 octobre, il y a eu la réunion des «22»...
La réunion des «22», regroupant quelques militants actifs de l'OS, fortement motivés, choisis sur la base de leur engagement, mais aussi sur d'autres critères (jeunes, célibataires, volontaires...) retiendra définitivement le principe de la lutte armée pour le recouvrement de l'indépendance.
Ils formeront, pour la plupart d'entre eux, le premier noyau de combattants, qui viendront renforcer les éléments déjà implantés dans les maquis.
La réunion des «22», après le vote sur la nomination du responsable à l'échelle nationale en la personne de Mohamed Boudiaf, confirmera l'existence du «groupe des cinq» avec l'adjonction de Larbi Ben M'hidi, Mostefa Ben Boulaïd, Rabah Bitat, Mourad Didouche. Dès lors les dés étaient jetés et il ne manquait que l'adhésion de la Kabylie pour donner au mouvement un caractère national.
C'est ainsi que des contacts furent établis avec les responsables de la région pour rejoindre le mouvement.
Rabah Bitat, dans son témoignage, parle d'une réunion regroupant les «cinq» et les représentants de la Kabylie : Krim Belkacem et Ouamrane, au 28, rue Mulhouse, dans l'atelier des frères Boukechoura Mourad et Madjid, au cours de laquelle des décisions majeures ont été prises : il aurait été question d'unifier les rangs des maquisards des Aurès et de Kabylie autour d'une même structure : l'Armée de libération nationale qui verra le jour le 23 octobre en même temps que le FLN.
Ce point est extrêmement important, du fait que Mostefa Ben Boulaïd avait fortement insisté auprès de ses compagnons pour ne lancer l'offensive qu'après l'unification des rangs et l'adhésion de la Kabylie, chose acquise lors de cette réunion décisive.
Ces témoignages ont été rapportés par les acteurs eux-mêmes, survivants après l'indépendance : Mohamed Boudiaf, Krim Belkacem, Rabah Bitat.
Ils constituent des indications irréfutables sur des faits précis vérifiés et vérifiables !
Les contacts avec d'autres personnalités : Messali Hadj, Abdelhamid Mehri, Lamine Debaghine, Mouloud Kassim, Demagh El Atrous... auront tous échoué.
Le jour du 1er Novembre, c'est une poignée de militants de l'OS et les maquisards de Kabylie et des Aurès qui auront engagé les premiers combats.
Qu'en était-il de la position des autres composantes du mouvement national au cours de la période d'incubation qui sépare le 8 mai 1945 du 1er novembre 1954 ?
Je viens de résumer une période charnière entre les événements de mai 1945 et le déclenchement de la lutte armée du 1er Novembre 1954.
Le travail remarquable des militants de l'OS auprès de la population fortement traumatisée par les massacres perpétrés par le pouvoir colonial français va conduire à une implication profonde et irréversible de celle-ci dans le processus de la lutte armée jusqu'à son aboutissement final.
Cette attitude engagée contraste fondamentalement avec les atermoiements et les hésitations d'une grande partie de dirigeants des mouvements politiques de cette époque.
Ces dirigeants, communément désignés sous le vocable de «personnalités», ne sont jamais arrivés à transcender leurs «états d'âme» et leur incertitude, entraînant dans leur sillage une bonne partie de leurs militants dans des attitudes attentistes en net déphasage avec le reste de la population.
Les responsables de l'OS avaient bien senti ce clivage et menaient un travail de proximité qui allait être déterminant au moment du passage à l'acte.
Mohamed Boudiaf, que j'ai eu la chance de revoir après l'indépendance, me confia, un
jour : «Tu vois, mon cher fils Mohamed, à la veille du 1er Novembre, nous n'étions qu'une poignée d'hommes convaincus et motivés et avions en face de nous une puissance terrible et fortement armée. De notre côté, nous n'avions ni armes ni moyens et une certaine hostilité du personnel politique de l'époque, qui voyait en nous des aventuriers. Mais nous avions, pour nous, notre foi, notre engagement envers la patrie, la solidarité de certains de nos compagnons qui nous sont restés fidèles du début à la fin et étions convaincus que la population allait nous suivre. C'est exactement ce qui est arrivé et el hamdoullah, nous sommes parvenus à libérer notre patrie.»
On a parfois émis quelques commentaires sur certains aspects immatures dans la préparation de la lutte armée, mais il nous paraît évident qu'en analysant froidement la situation de l'époque, on peut affirmer que la voie tracée par les dirigeants de l'OS était la plus réaliste et la seule issue pour aboutir au résultat escompté : l'indépendance !
Cette brève analyse éclaire toute la problématique du 1er Novembre. Il nous appartient de transmettre ce message aux générations futures pour qu'elles comprennent le sens de ce sacrifice et le résultat obtenu.


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