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NOVEMBRE 1954
Le début de la fin d'une odyssée à travers le temps (2e partie et fin)
Publié dans Le Soir d'Algérie le 30 - 10 - 2014


Par Kamel Bouchama, auteur
1919. L'Emir Khaled, petit-fils de l'Emir Abdelkader, entrait dans la bataille politique en devenant le porte-parole de l'organisation des «Jeunes Algériens», une organisation qui militait pour les droits indispensables à tout homme ; c'était ce qu'elle pensait être le minimum en cette période : l'égalité, le droit commun et surtout la représentation parlementaire. Quelque temps après, une fois consacré chef de file des élus algériens démissionnaires, il répandait en bon militant, idéologue et journaliste, des idées révolutionnaires. Il écrivait, notamment, dans le journal El Ikdam, qu'il dirigeait : «Vous désespérez les indigènes, vous les exaspérez et lorsqu'il sera prouvé que, avec vous, il n'y a rien à gagner, et qu'après tout, à se révolter les armes à la main, il n'y a rien à perdre puisque tout est déjà perdu depuis longtemps, depuis toujours et de votre fait, ils vous diront à la première occasion propice : ‘‘Qu'êtes-vous venus faire ici ? Rentrez chez vous !''.»
1926. Une fois la guerre terminée, un autre jeune de vingt-cinq ans, Messali Hadj, créa l'Etoile nord-africaine (ENA), un organisme de défense des droits moraux et sociaux des musulmans du Maghreb. Beaucoup de jeunes y ont adhéré en incitant d'autres à pénétrer ce mouvement naissant pour militer dans un cadre qui répondait à leurs besoins et qui était en droite ligne avec leurs convictions. Ce fut une deuxième étape plus affirmée avec la formation des mouvements de libération nationale et l'aboutissement d'une action militante multiforme entamée au cours de cette période.
1937. Quelques années plus tard a été créé et annoncé à Nanterre, en France, le premier parti algérien, le PPA (Parti du peuple algérien), d'obédience nationaliste, tirant ses racines des profondeurs de nos valeurs arabo-islamiques et de nos idéaux de lutte et de liberté.
Le 14 juillet de la même année, le PPA a organisé un important défilé à Alger où l'emblème national fut porté par des jeunes, heureux et convaincus de manifester leur appartenance au parti et au peuple algérien, ce peuple qui aspirait à son indépendance. Messali sera arrêté pour incitation aux troubles contre la souveraineté de l'Etat français. C'était une bonne occasion pour les colonialistes d'entamer une autre période de répression contre les militants nationalistes qui avaient décidé de ne pas abdiquer devant la force et l'oppression. Le parti de Messali sera interdit en 1939 ainsi que ses médias de support, lui-même sera condamné le 17 mars 1941 à une peine de 16 ans de travaux forcés. Cela n'allait pas freiner l'action des jeunes qui, dans une ambiance caractérisée par les difficultés de la guerre d'une part, et l'intensification des activités militantes, dans le camp des Algériens, d'autre part, adhéraient en grand nombre et formaient le noyau dynamique du PPA. De plus, ces jeunes ont fait leurs classes dans le scoutisme (SMA) pour la plupart, dont les premiers groupes furent créés aux environs des années 1930.
Messali en prison et, pour pallier la vacance à la tête du parti, le docteur Lamine Debaghine qui venait de terminer sa médecine prit le relais pour diriger ses activités. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, pendant que quelques élus algériens, choisis par les notables et dans le groupe de l'intelligentsia, réclamaient l'assimilation – ils pensaient acquérir le minimum —, d'autres militants, dans un autre mouvement politique, les AML (Amis du manifeste et de la liberté) dont la «cheville ouvrière de l'édifice était le PPA», revendiquaient purement et simplement l'indépendance du pays. Cette demande ne pouvait retenir l'attention de l'autorité coloniale. Au contraire, elle la prenait pour une grave provocation de la part des «fauteurs de troubles» et la réponse a été donnée au peuple le 8 mai 1945, ce jour où les forces éprises de paix et de liberté étaient sorties, dans tous les pays du monde, pour fêter la victoire sur le fascisme et le nazisme.
Auparavant, le 1er mai 1945, Fête du travail, des cortèges parcouraient les rues d'Alger, d'Oran, de Sétif, de Blida et d'autres villes, conduits et encadrés par les militants du PPA qui brandissaient des banderoles portant les inscriptions : «Libérez Messali !», «Libérez les détenus !», «Independance !», ainsi que des drapeaux aux couleurs algériennes. La police intraitable a tiré : quatre hommes sont tombés, le drapeau déployé, Ghazali El-Haffaf, Ahmed Boughlamallah, Abdelkader Ziar et Abdelkader Kadi. Djillali Reguini, membre de l'état-major de l'OS et participant au défilé d'Alger, dira plus tard (cité par Benyoucef Benkhedda) : «J'avais 25 ans. Descendre, à partir de Sidi-Abderrahmane la rue Abderrahmane-Arbadji (ex-Marengo) et la rue Amar-Ali (ex-Randon) avec un cortège brandissant le drapeau vert et blanc frappé du croissant et de l'étoile que ma mère avait mis plusieurs jours à confectionner, défiler en plein rue d'Isly (Ben M'hidi), la rue «chic» par excellence des Européens, avec des banderoles proclamant l'indépendance, en pleine capitale, avait de quoi nous transporter. C'était là un défi au colonialisme, un événement sans précédent dans l'Histoire de l'Algérie.»
Bien avant ces manifestations, Messali fut arrêté une seconde fois — après avoir été élargi — et envoyé au Congo Brazzaville en résidence surveillée.
Le 8 Mai 1945 — revenons à ce triste souvenir —, l'Est-Constantinois, plus particulièrement, a été ébranlé..., les autres régions aussi, et le sang des innocents, morts pour une juste cause, a fertilisé la conscience nationale qui devait passer à un autre stade, plus ferme et plus éloquent dans la revendication des droits inaliénables. Remémorons-nous encore cette sanglante journée.
A Sétif, un jeune scout, porte-drapeau, Soual Bouzid, s'écroulait mortellement blessé par les «forces de l'ordre». II chantait Min Djibalina que reprenait en chœur la foule qui participait au défilé. C'était le prélude à la mort de milliers de citoyens qui allaient tomber sous des balles assassines et à d'autres qui allaient périr dans de terribles massacres dont, entre autres, celui de Kef El Boumba, à Héliopolis, tout près de Guelma. Après ce génocide de Mai 1945, le colonialisme français pensait atténuer l'ampleur du nationalisme algérien. II s'était trompé car c'est à partir de là que les Algériens, après avoir juré sur la tombe de leurs martyrs, ont commencé à réfléchir sérieusement au déclenchement de la lutte armée. En effet, quelques jours après ces massacres, le PPA «décida d'étendre l'action armée à tout le territoire national et d'ordonner l'insurrection générale. La date en fut fixée pour la nuit du 23 au 24 mai 1945», affirmait Benyoucef Benkhedda. Cependant, ce rêve longtemps caressé n'a pu être réalisé car beaucoup de difficultés y ont fait obstacle. Il faut dire aussi qu'il y a eu de nombreuses arrestations au milieu des responsables. A cela s'ajoutent l'hésitation de plusieurs cadres, la mauvaise ou (rapide) préparation, le démantèlement de l'organisation et enfin et surtout — les événements du 8 Mai étaient là — la crainte d'un carnage au sein des populations car la France d'alors n'hésitait pas à bombarder des douars par l'artillerie et l'aviation. «Mieux valait le reporter afin de mieux préparer l'insurrection et éviter l'improvisation», s'exprimait, bien plus tard, Chawki Mostefaï, qui était membre de la direction du PPA. Le contre-ordre lancé par celle-ci n'a pu parvenir à temps à tous les responsables et, ainsi, beaucoup d'actions ont eu lieu à la date prévue dans plusieurs régions du territoire national. Les armes ont parlé et la France a déployé, encore une fois, ses dons d'intimidation et de massacre. Les militants et les populations se souviennent de cette réaction du colonialisme, encore une fois farouche, sans pitié... Sauvage, et le qualificatif est à sa place.
Novembre de tous les espoirs
A Saïda, par exemple, la mairie, le commissariat de police et un dépôt de carburant ont été incendiés alors qu'auparavant une grande manifestation a mobilisé, au centre-ville, des centaines de jeunes qui entonnaient l'hymne de l'époque, Min Djibalina.
Ainsi, même si les événements de 1945 ont été de courte durée, ils ont «considérablement renforcé chez le peuple la conscience nationale et révélé au monde l'existence d'une Algérie à la recherche de son identité et de son indépendance», dira Benkhedda, dans son livre Les origines du 1er Novembre 1954. Effectivement, confirme Henri Alleg, dans La guerre d'Algérie : «Le monde basculait en même temps pour des centaines de milliers de jeunes Algériens. Dans l'horreur des massacres perpétrés sous leurs yeux, ils pressentaient déjà confusément, qu'un jour, pour conquérir la liberté de leur peuple, il leur faudrait à leur tour entrer dans la fournaise.» A partir de ce constat, les partis et mouvements dont le PPA qui devait changer de nom pour des raisons tactiques, le MTLD (Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques) créé en 1946, l'UDMA (Union démocratique du manifeste algérien) présidé par Ferhat Abbas et créé également, la même année, l'organisation des scouts qui a été ébranlée par de sauvages persécutions en 1947 et les médersas de l'Association des oulémas, constituaient cet ensemble homogène d'encadrement et de formation qui a donné la pépinière pour la révolution de Novembre. Les Ben Boulaïd, Ben M'hidi, Lotfi, Belouizdad, Bouras, Souidani Boudjemaâ et des milliers d'autres n'étaient pas venus à la révolution par hasard. Ils n'étaient surtout pas d'une génération spontanée. Ils ont été les élèves de ces écoles du scoutisme et de jeunes militants du PPA et de l'UDMA. C'est dire que l'adéquation SMA-Jeunesse des partis et des médersas a été très bénéfique. Le creuset était là, et c'est de là seulement qu'émergea un noyau très dynamique à l'issue du congrès historique du PPA-MTLD, les 15 et 16 février 1947. Ce noyau s'appelait l'OS (Organisation secrète), une organisation paramilitaire qui a été confiée à Mohamed Belouizdad, un jeune de 23 ans. Ce dernier s'était dépensé sans compter, avec foi et sincérité, pour le triomphe de la cause algérienne. Il avait comme adjoints, dans son état-major, des hommes qui feront parler I'Histoire, comme Mohamed Boudiaf, Hocine Aït Ahmed, Ahmed Ben Bella et autres Djillali Reguimi et Abdelkader Belhadj Djillali.
Au niveau de cette organisation commençaient l'achat des armes et la sérieuse préparation pour le déclenchement de la révolution, par l'instruction militaire et la formation de cellules, de groupes et d'autres structures territoriales.
Peu de temps après, Belouizdad a été remplacé, à cause de sa maladie, par Aït-Ahmed, lequel a été à son tour remplacé en 1949, après la crise berbériste (ayant été soupçonné d'en être le cerveau), par Ahmed Ben Bella. Ces fréquents changements n'ont pas affecté ni entamé l'orientation de l'organisation, ni même atténué la fougue de ses militants et responsables qui redoublaient d'efforts pour mobiliser le plus grand nombre d'adhérents. Une année après, les services de renseignements généraux de la police française, qui suivaient de près cette organisation, mais qui ne connaissaient pas exactement son importance, sa force et son impact, procédaient à une série d'interpellations et de perquisitions sur toute l'étendue du territoire national. Ce «coup de filet» a été décidé après l'arrestation d'un militant de l'OS, dans l'Est algérien, et de fil en aiguille, la police a fini par avoir les premiers éléments qui lui ont permis de remonter la filière, de connaître pratiquement tout, et de démanteler l'organisation. Les autres militants et dirigeants qui n'ont pas été arrêtés parce qu'ils s'étaient réfugiés dans la clandestinité ou avaient pris carrément le maquis, ne désemparaient pas devant cette hécatombe et menaient un travail colossal pour réanimer l'organisation et être à la hauteur de la décision historique : le déclenchement de la lutte armée.
Ces dirigeants s'appelaient Didouche Mourad, Larbi Ben M'hidi, Rabah Bitat, Abderrahmane Bensaîd, Brahim Chergui, Lakhdar Bentobbal, Djillali Reguimi, Krim Belkacem, Mohamed Boudiaf, Abdallah Fillali, Abdelkader Rebbah, Sid-Ali Abdelhamid, Souihah Houari et d'autres sur l'étendue du territoire. Ce sont ceux-là, ou certains parmi eux, qui iront, sous la conduite de Boudiaf, créer le CRUA (Comité révolutionnaire pour l'unité et l'action), en mars 1954, après avoir vécu deux événements, certes importants, mais qui n'allaient pas infléchir leur position à l'égard de la lutte armée : l'arrestation de Messali Hadj, le 14 mai 1952 et sa déportation à Niort, en France, et le 2e Congrès du PPA-MTLD qui s'est tenu en avril 1953.
Ils étaient 22 dans cette nouvelle organisation du CRUA, des anciens de l'OS qui s'étaient mis d'accord pour discuter des modalités pratiques de la lutte de Libération nationale et désigner une direction de 6 personnes, composée des frères Boudiaf, Ben Boulaïd, Didouche, Ben M'hidi, Bitat et Krim Belkacem. Cette réunion historique s'était déroulée en juin 1954, à El-Madania, sur les hauteurs d'Alger, et où les dirigeants du CRUA ont décidé d'entrer dans le concret et de passer à l'action. Ce groupe des 22 a mis fin aux «ajournements» d'antan. «Il faut foncer !» ont-ils décidé... Rien ne pouvait les arrêter. Ces derniers allaient prendre en charge l'organisation du déclenchement de la révolution dans les zones qui partageaient le territoire national pendant qu'au MTLD on se réunissait encore, en conférence nationale de cadres, pour préparer le congrès extraordinaire et à Hornu, en Belgique, on éliminait d'office les membres du comité central, tout simplement parce qu'ils voulaient rester neutres dans le conflit inopportun, inconvenant, qui secouait le Parti.
Le 23 octobre 1954, les six dirigeants du CRUA se rencontraient en une ultime réunion – la plus positive dans l'Histoire du pays – sur la côte ouest d'Alger, à Raïs Hamidou (Pointe-Pescade), dans la demeure du militant Mourad Boukechoura et décidaient de mener la guerre au colonialisme français sous la bannière du Front de libération nationale (FLN). C'est pendant cette mémorable et historique réunion que furent adoptés les sigles du FLN et de l'ALN, et à Ighil lmoula, un petit village perché sur l'un des versants du Djurdjura, que sortit la proclamation du FLN, appelée officiellement la «Déclaration du 1er Novembre».
Ainsi, le 1er Novembre 1954, à minuit, l'Algérie s'était enflammée. Partout le même slogan, partout les mêmes motivations, le même idéal, la même assurance chez les combattants de la liberté et au sein des militants qui comprenaient l'ampleur et la justesse de la cause. Partout en Algérie, ces jeunes qui étaient au commandement, dans les principales régions, voulaient démontrer que ce n'était pas seulement, et simplement un mouvement insurrectionnel qui pouvait s'atténuer avec le temps, mais plutôt une politique de décolonisation qui poussait de toutes ses racines, une politique soigneusement préparée, mûrement réfléchie et qui sera consciemment menée, à travers un combat légitime. Le 1er Novembre 1954 est l'œuvre de nationalistes qui ont fait leurs classes dans des formations politiques antérieures au FLN, qui refusaient tout compromis et qui militaient avec une extrême énergie pour réhabiliter les valeurs qui ont été perverties par le colonialisme et son système d'oppression.
C'est l'œuvre de tous ces jeunes qui ont défié les prévisions de cette puissance coloniale, appuyée par l'OTAN, et qui ont suscité l'admiration du monde parce que leur combat a été d'une ampleur telle que «les sacrifices consentis sont bouleversants par leur étendue et ont peu d'équivalents dans l'Histoire universelle». Voici, pour le lecteur, principalement le jeune, une rétrospective modeste sur le combat de notre peuple, à travers les siècles, une rétrospective qui explique que le recouvrement de notre souveraineté nationale est l'aboutissement d'un long processus de décolonisation à travers le temps que le 1er Novembre venait de couronner.
En conclusion, nous pouvons dire – et nous n'avons pas parlé de la guerre d'indépendance car, à elle seule, elle nous prendrait plus d'un ouvrage – que cette dernière que nous considérons comme le début de la fin a été la suite logique, voire la résultante de tant d'années de militantisme, de révoltes, d'insurrections et de combats politiques. Une révolution de la dimension de celle de Novembre 1954 ne pouvait être l'expression d'une colère subite ou d'une décision prise à la légère, après des sautes d'humeur, dans des cercles d'activistes pseudo-révolutionnaires.
En effet, elle n'était pas le fait d'une réaction intempestive de quelques responsables «révoltés», ni même de l'échec de partis politiques, comme d'aucuns le pensaient, parce que ceux-là ont fait ce qu'ils pouvaient. La réussite de Novembre 1954, c'était l'accumulation d'une longue période de faits et d'événements à travers l'Histoire, c'était aussi l'expression de l'engagement de tout un peuple et son dévouement, c'était enfin cette atmosphère de détermination, faite de courage et de sacrifices à travers des centaines de milliers de martyrs, qui ont abouti à la libération de notre pays de l'emprise colonialiste.


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