«Ça, c'est un Boca-River» : en Argentine, le derby de Buenos Aires s'est immiscé jusque dans le langage courant pour décrire un clivage, tant l'opposition entre les deux grands clubs de la capitale s'ancre dans la culture nationale, propice à tous les excès. En Argentine, les avis sont généralement tranchés, on aime ou on n'aime pas. On est pro-Kirchner (l'ex-présidente) ou pro-Macri (le président actuel). Et on est Boca ou River, a fortiori dimanche à l'occasion du «Superclasico». Le stade Monumental, dans les beaux quartiers de Buenos Aires, sera exclusivement rouge et blanc, les couleurs de River, car les déplacements de supporters sont interdits. Mais à l'autre bout de la ville, dans le quartier populaire de La Boca, des milliers de personnes parées de bleu et jaune soutiendront leur équipe à distance, devant leur téléviseur. Les deux clubs ne sont pas au mieux, au sein d'un championnat d'Argentine systématiquement pillé par les clubs européens et qui offre parfois un piètre spectacle sur le terrain. Dans les tribunes en revanche, le spectacle est garanti : les supporters s'époumonent de la première à la dernière minute, avant et après le match. «Poules mouillées» contre «bouseux» Humour, mauvaise foi, tout y passe pour marquer l'opposition. Les joueurs de River sont surnommés les «millionnaires» (millonarios) mais aussi «les poules mouillées» (gallinas); ceux de Boca sont les «Xeneizes» (dérivé de «Génois» car le club a été fondé par des immigrés italiens) mais aussi les «bouseux» (bosteros)... Ce derby, qui tient en haleine 41 millions d'Argentins, est une bataille plus que centenaire de chants fleuris, drôles, parfois racistes. Au stade Monumental, construit pour accueillir la finale du Mondial-1978 en pleine dictature, une mélodie s'élèvera des tribunes : «Allez les millionnaires, mettons les couilles sur la table, le poulailler le demande, allez les millionnaires, soyons les premiers, pour que pleurent tous les bouseux !» «Les poules mouillées sont comme ça, l'amertume de l'Argentine, s'ils ne sont pas champions, leurs tribunes sont vides», dit en écho un chant de Boca entonné à chaque rencontre, quel que soit l'adversaire, dans le stade de la Bombonera, temple du football qui ne répond pas aux normes de la Fifa. Le répertoire de chants prend parfois des accents xénophobes, homophobes, faisant souvent l'apologie du délit, et sont entonnés aussi bien depuis les tribunes populaires que des balcons VIP. Les partisans de River se moquent ainsi des habitants de La Boca : «Ils sont de Bolivie ou du Paraguay, des fois je me dis, et si tu te lavais... Boca, quel dégoût tu m'inspires». Le président de River, Rodolfo D'Onofrio, a demandé voici deux mois que ces chants-là soient supprimés. «Beaucoup de Paraguayens et de Boliviens sont pour River, a-t-il expliqué. Ça me fait mal quand j'entends ça». Joueurs gazés La rivalité se traduit parfois en animosité, et des incidents ont régulièrement émaillé le clasico argentin. Les derniers remontent à 2015, en huitièmes de finale de la Copa Libertadores. A la Bombonera, le match a été arrêté à la mi-temps car des ultras de Boca avaient aspergé des joueurs de River de gaz irritant dans le tunnel menant des vestiaires à la pelouse. Boca-River, c'est un clivage passionnel dans un pays où «le football est au centre de la vie», explique Ariel Scher, écrivain et enseignant dans l'école de journalisme sportif Deportea. «En Argentine, on respire football, poursuit-il. Il a une dimension passionnelle incroyable, qui enchante et dans le clasico le sentiment identitaire d'appartenance au club s'accentue». On dit en Argentine que les stades sont des temples. Que la première religion, c'est le football, avec comme «Dieu» Diego Maradona, figure emblématique de l'équipe nationale mais aussi de Boca, où il a fini sa carrière en 1997. Il n'est pas rare que foot et politique s'entremêlent. Exemple: le président actuel, Mauricio Macri. De 1995 à 2007, il a présidé Boca Juniors. Il a été élu dans la foulée maire de Buenos Aires, et enfin président de la République.