Entretien réalisé par Mohamed Kebci Dans l'entretien qui suit, le président du parti des Avant-gardes des libertés revient sur sa décision de non-participation aux prochaines élections législatives qui, estime-t-il, et contrairement à ce que pensent certains au sein du régime politique en place, ne signifie nullement que la revendication du changement et du renouveau est morte de sa belle mort, car «c'est le sauvetage politique économique et social du pays qui constitue l'enjeu de cette revendication portée par de larges pans de l'opposition» qu'il appelle à continuer à en faire «le ciment de son action collective dont notre pays a toujours besoin». Ceci même si Ali Benflis se dit convaincu qu'une «non-participation généralisée de l'opposition aux élections aurait été pour le pouvoir un véritable cauchemar». Une non-participation loin d'être motivée par un quelconque pari sur un éventuel effondrement du système, qui serait, explique-t-il, «un pari insensé», lui pour qui «dans la situation de fragilité et de vulnérabilité extrêmes dans laquelle se trouvent l'Etat et ses institutions, un tel effondrement entraînerait avec lui le pays tout entier». Le Soir d'Algérie : Certains n'hésitent pas à qualifier votre décision de ne pas prendre part aux prochaines élections législatives d'arrêt de mort pour votre parti... Ali Benflis : J'ai eu connaissance de ce pronostic qui, comme tout pronostic, vaut ce qu'il vaut. Le temps finira par dire si notre décision procédait d'un bon ou d'un mauvais choix. Laissons donc le soin au temps de trancher. Mais je tiens, néanmoins, à dire que ceux qui se sont adonnés à un tel pronostic ne connaissent pas notre parti et qu'ils ont à son propos une grille de lecture déformante ou déformée. Depuis que l'idée a germé, notre parti s'est clairement et nettement positionné comme un parti d'opposition. Il n'a ni caché ni flouté son identité ou sa ligne politique. En conséquence, toutes celles et tous ceux qui se sont rassemblés en son sein savaient cela tout comme ils savaient que l'entreprise dans laquelle ils s'engageaient n'allait être ni une sinécure ni une promenade de santé. Je suis donc tout à fait à l'aise pour prendre, quant à moi, le pari sur leur force de conviction et sur leurs capacités de résistance. J'ajoute à cela que la décision de non-participation à la prochaine échéance législative n'a pas été une décision de cénacle ou d'appareil. Elle est venue de la profondeur de notre parti qui s'est exprimé à l'occasion de la large consultation de ses structures locales. Je vous prie de croire que c'est une véritable vague qui est montée de la base pour faire le choix de la non-participation. Et, au bout du compte, le comité central n'a fait que prendre acte de ce choix. Alors pronostic pour pronostic, le mien est que ce choix est un signe de vie pour notre parti, et, j'en suis certain, l'avenir le confirmera. Entre autres arguments que vous avez avancés pour expliquer la non-participation de votre parti aux prochaines élections législatives, votre certitude que la fraude y sévira encore. Mais vous avez bien pris part à deux élections présidentielles dans les mêmes conditions organisationnelles... Effectivement, j'ai participé à deux élections présidentielles sur la base de deux décisions strictement personnelles. Pour ce qui concerne la prochaine échéance législative, il s'agit de la position et de la décision d'un parti. Je vais vous livrer un secret des délibérations du bureau politique. Cette instance de notre parti a décidé, à sa réunion du 5 novembre dernier, du principe de la large consultation des structures locales du parti au sujet des législatives. J'ai moi-même proposé le principe de ces consultations. J'ai mis l'accent sur le fait qu'elles devaient servir de test au fonctionnement démocratique du parti. A l'occasion du débat, une tendance a suggéré que le bureau politique lui-même propose directement au comité central la position sur laquelle il aura à se prononcer. Une discussion de fond s'est engagée et il en a résulté que la base du parti serait consultée, que le bureau politique ne prenne pas position et que le comité central serait totalement libre de sa décision. A l'issue de cette discussion, j'ai solennellement déclaré que la décision du comité central, quelle qu'elle soit, sera la ligne que le parti suivra. Ne pensez-vous pas qu'il y avait peut-être une position autre que la non-participation comme l'ont adoptée la presque-totalité des partis parmi même vos partenaires au sein de l'Instance de concertation et de suivi de l'opposition ? La position autre que la non-participation, c'est la participation. Il n'y a pas une autre position possible entre les deux. Et dès lors que la base du parti et le comité central ont convergé vers une même position, c'est la décision de non-participation qui a prévalu. Nous nous honorons de cette décision car elle est un test de la bonne santé démocratique de notre parti. D'autres partis ont fait un choix contraire. Nous respectons leur choix et nous leur souhaitons bonne chance. Quel sera, justement, l'avenir de cette entité de l'opposition maintenant que les uns et les autres ont adopté des positions diamétralement opposées ? Les participants comme les non-participants à la prochaine échéance législative établissent tous trois constats qui sont essentiels à mes yeux. Tous conviennent que les élections législatives à venir seront d'un impact absolument nul sur le traitement des sérieux problèmes politiques, économiques et sociaux auxquels notre pays est confronté. Tous conviennent, aussi, que ces élections sont toujours lourdement menacées par un autre détournement de la volonté et du jugement du peuple souverain. Tous conviennent, enfin, que la transition démocratique demeure la seule issue à l'impasse politique qui s'aggrave, à la crise économique qui gagne en complexité et en ampleur et à la montée des tensions sociales que rien ne semble pouvoir réfréner. De quelque côté que vous analysiez la situation actuelle et ses développements potentiels, la seule conclusion à laquelle vous parviendrez fatalement est la suivante : les élections législatives pourront se tenir mais l'impasse politique, la crise économique et les tensions sociales leur survivront. En conséquence, rien dans la problématique secondaire et dérisoire de la participation ou de la non-participation à ces élections ne rend obsolète ou caduque l'impérieuse action collective de l'opposition nationale. Si certains au sein du régime politique en place pensent qu'avec ces élections la revendication du changement et du renouveau est morte de sa belle mort, ils se trompent lourdement. C'est le sauvetage politique, économique et social du pays qui constitue l'enjeu de cette revendication. Et cet enjeu-là, il est du devoir de l'opposition nationale de continuer à en faire le ciment de son action collective dont notre pays a toujours besoin. Et ce devoir-là est celui des participants comme des non-participants aux législatives à venir. Ne pensez-vous pas être tombés dans le piège du boycott que le pouvoir aurait tendu pour les partis de l'opposition comme ceux-ci le professent ? Et que faites-vous de la devanture du régime politique en place et de l'image d'un pouvoir démocratique s'exerçant dans un Etat de droit qu'il s'échine à projeter de lui-même au-dedans comme au dehors ? Croyez-moi, rien ne lui tient plus à cœur que cette image-là. Une non-participation généralisée de l'opposition aux élections aurait été pour lui un véritable cauchemar. En conséquence, il n'avait pas pour souci de la piéger par le boycott mais de dissiper ses réticences par des promesses comme il en fait à chaque échéance électorale avec le résultat que l'on sait. N'avez-vous pas remarqué que le régime politique en place ne félicite l'opposition qu'à deux seules occasions ? Lorsqu'elle participe aux élections et lorsqu'elle se joint à lui pour dénoncer la malveillance étrangère. Croyez-moi, en cette affaire, le calcul du pouvoir en place était tout autre ; il entendait faire d'une pierre deux coups : attirer l'opposition vers la participation et prier pour que cela la divise et entraîne sa dislocation. L'opposition nationale, participante et non-participante, a été consciente de ce calcul dès le départ ; et c'est pour cela qu'elle ne se laissera pas entraîner vers le véritable piège, celui de la division. Comment, selon vous, le pouvoir en place prendra-t-il la décision de non-participation de votre parti et comment va-t-il réagir ? Il n'a pas tardé à réagir et il a déjà agi. Il n'a été ni indifférent ni insensible à notre décision et il l'a fait savoir. Je vais vous dévoiler l'une des bottes secrètes de notre régime politique en place. Lorsqu'il est mécontent, il fait connaître son mécontentement à travers un éditorial de son organe officieux dont il assure la rédaction directement ou la confie aux bons soins des rédacteurs de cet organe. Cette catégorie d'éditoriaux est une catégorie poids lourds ; et c'est à travers elle qu'il exprime ses véritables sentiments sur tous les sujets d'importance pour lui. C'est ce qu'il a fait au sujet de notre parti. Nous avons eu droit dernièrement, coup sur coup, à trois éditoriaux de cette catégorie qui nous ont ciblés directement. Nos propos sur l'impasse politique tout comme notre décision de non-participation aux élections l'ont affecté et il n'a pas résisté à l'envie de le dire. Le contenu de ces éditoriaux dit tout de sa grande irritation quant à notre attitude. Il ne s'est pas résigné à la faire passer, silencieusement, par pertes et profits. Nous avons estimé en notre âme et conscience que l'échéance électorale à venir était secondaire et dérisoire et qu'elle ne méritait ni l'attention ni la perte d'énergie de notre part. Cette attention et cette énergie nous allons continuer à les porter sur les problèmes essentiels pour le pays et ces problèmes sont l'impasse politique, la crise économique et les tensions sociales. Nous n'avons pas de temps à perdre dans des élections qui n'ont pas de sens dans la grave conjoncture actuelle. Notre temps est précieux et il ne servira que ce qu'il y a d'aussi précieux que lui, c'est-à-dire la modernisation politique, la rénovation économique et la réforme sociale. Et sur ce chemin-là, rien ne nous arrêtera. Pas même des éditoriaux d'un autre âge. N'y aurait-il pas, dans votre décision de bouder le prochain scrutin législatif, un pari inavoué, celui d'un effondrement du système qui ne saurait tarder à intervenir ? Ce n'est pas mon genre ni mon éthique. Je n'ai pas une conception cynique de la politique. Je ne cache aucun jeu et j'avance toujours à visage découvert. Un pari de ma part sur l'effondrement du système serait un pari insensé. Pourquoi ? Tout simplement parce que dans la situation de fragilité et de vulnérabilité extrêmes dans laquelle se trouvent l'Etat et ses institutions, un tel effondrement entraînerait avec lui le pays tout entier. L'Etat national est la prunelle de nos yeux et il serait irresponsable pour qui ce soit d'entrevoir pour lui, même en pensée, un pareil sort. Nous voulons le changement, oui, et nous le voulons de toutes nos forces. Nous voulons le renouveau, oui, et nous continuerons à le revendiquer avec la dernière énergie. Mais ce changement et ce renouveau nous les voulons dans l'ordre, dans l'apaisement, dans l'entente et de manière graduelle. Je fais personnellement un rejet intellectuel - et j'allais dire même physique - aux théories de la régression régénératrice ou du chaos créateur. Je ne pourrai jamais croire que de la régression puisse sortir quoi que ce soit de régénérateur ; et je ne pourrai jamais croire que le chaos puisse produire quoi que ce soit de créateur. Pour moi, la régression tue même l'idée de progrès et le chaos est synonyme de destruction et non de création. La préservation d'un Etat est une affaire trop sérieuse pour être un jeu de dés. Vous avez cessé d'évoquer la vacance du pouvoir et vous insistez maintenant sur une impasse politique. Pourquoi ce changement dans votre discours politique ? J'ai cessé de parler de la vacance du pouvoir tout simplement parce qu'elle a dégénéré en plus grave qu'elle. Et ce qui est plus grave qu'elle, c'est cette impasse politique qui met désormais en danger la pérennité de l'Etat national. Notre pays n'est plus géré comme il se doit. L'Etat et ses institutions n'assument plus leurs missions constitutionnelles qu'a minima. Lorsqu'il arrive que de rares décisions ou initiatives soient prises, elles amènent tout le monde à vouloir savoir d'où elles émanent et qui en est le véritable auteur. Et ces rares décisions ou initiatives, même celles annoncées dans des communiqués officiels du Conseil des ministres, finissent souvent par être gelées ou annulées. N'avons-nous pas été témoins, durant cet automne, d'au moins une dizaine de situations de ce genre ? Ce sont là les manifestations les plus visibles de l'impasse politique : l'Etat et ses institutions ne projettent plus d'eux l'image du sérieux, de la rigueur, de la crédibilité et de l'autorité. Au cœur de tout cela, il y a bien sûr une crise de régime qui n'est elle-même au fond que l'un des révélateurs d'un système politique à bout de souffle et à court d'idées et qui n'est même plus capable d'évoluer ou de s'adapter. Vous expliquez toutes les difficultés politiques, économiques et sociales par cette impasse. Est-ce vraiment le cas ? Je le fais parce que c'est une impasse systémique. Je veux dire par là que c'est l'impasse d'un système et que cette impasse affecte tous les domaines de la vie nationale. Toutes les critiques passent sur notre régime politique comme une goutte d'eau sur un nénuphar ; sauf les critiques liées à l'impasse politique car c'est là où le bât blesse. L'impasse politique signifie que le pouvoir politique en place ne remplit pas ses tâches et que les affaires de la Nation sont en jachère. Il peine à convaincre qu'il maîtrise la gestion de ces affaires et qu'il règle les problèmes. Il ne peut plus cacher la réalité qui se dévoile à nos yeux jour après jour. Lorsque le régime politique en place parle d'un programme présidentiel, d'un plan quinquennal 2015-2019 et d'un nouveau modèle de croissance, tout le monde réalise que ce programme, ce plan ou ce modèle n'existent tout simplement pas. Lorsqu'il parle d'une crise économique bien prise en main et qu'elle ne doit pas inquiéter outre mesure, tout le monde sait que, de tous les pays de l'Opep, l'Algérie est le seul à être encore dépourvu de toute stratégie de riposte au renversement de la conjoncture mondiale intervenue depuis près de trois années maintenant. Lorsqu'il attribue chaque difficulté politique, économique ou sociale à un complot extérieur, il fait parfois sourire et parfois pleurer, mais tout le monde sait que c'est là le signe le plus explicite de son impuissance et de son désarroi face à ces difficultés. C'est là l'intime conviction qui m'amène à insister sur les effets ravageurs de cette impasse politique et sur les dangers réels qu'elle fait peser sur la pérennité de l'Etat national.