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A FONDS PERDUS
L'URSS nous manquerait presque Par Ammar Belhimer
Publié dans Le Soir d'Algérie le 05 - 04 - 2005

Notre confr�re et ami Ma�mar Farah nous a donn� � lire une chronique �mouvante jeudi dernier. Il rappelait ici m�me l'�chec des constructions li�es au r�ve socialiste en raison de nombre de perversions, comme l'opportunisme, les reniements et les volte-face.
Il y rappelait aussi les grands renoncements et les petites trahisons qui sont l'ordinaire de tous les pouvoirs r�volutionnaires issus des anciennes colonies, une fois sortis de l'ivresse des meetings et confront�s � la r�alit� du monde. Bon nombre de leurs dirigeants ne ressentent m�me plus aujourd'hui cette culpabilit� des ex-r�volutionnaires qui d�couvrent qu'ils ne changeront pas le monde. Du moins de sit�t et selon les m�mes sch�mas inspir�s pour l'essentiel de l'exp�rience sovi�tique. Le cœur toujours � gauche, notre confr�re pr�f�re � la solidarit� ren�gate des anciens combattants, la fid�lit� � ses engagements sociaux. Ce faisant, il n'exprime pas le fantasme d'un retour � l'�conomie administr�e ou le mythe du paradis perdu. Ni la d�ception, ni la nostalgie ne font pas un programme susceptible de faire �red�marrer� le r�ve de justice, d'�galit� et de fraternit�. M�me si les in�galit�s actuelles sont excessives, d�gradantes et inacceptables, il faut beaucoup de lucidit�, de courage et de t�nacit� pour renverser le cours des choses. Le courant marxiste, si vivant en �conomie et dans les autres sciences sociales, a connu un tel d�clin depuis les ann�es 90 qu'il est quasiment absent du paysage intellectuel dans le monde, et encore plus en Alg�rie, � quelques poches de r�sistance pr�s. Historiquement les choses ont commenc� par l'abandon de la th�orie de la valeur travail, sans laquelle Marx devient un �conomiste comme les autres, l'effondrement du mur de Berlin a fait le reste, avant que l'inefficacit� �conomique du "socialisme r�el" rende hypoth�tique la capacit� d'une alternative viable au capitalisme. Certes, le socialisme suscit� ou prot�g� par le pouvoir sovi�tique est finalement tomb� dans les poubelles de l'histoire sans �tre parvenu � d�passer le capitalisme. Mais sa d�faite ne signifie pas la fin de l'histoire. Elle rec�le bon nombre d'enseignements pour l'avenir. Dans �La grande conversion : le destin des communistes en Europe de l'Est� Georges Mink et Jean- Charles Szurek �voquent le retour en arri�re en analysant le processus historique in�dit, qui a vu, avec la disparition du communisme en Europe de l'Est, notamment en Pologne et en Hongrie, des groupes dominants accepter de saborder les bases de leurs pouvoirs �conomique et politique sans violence manifeste. Ils r�v�lent un hiatus : l'ancien groupe dirigeant a souvent bien r�ussi sa reconversion. Pass� une courte p�riode de p�nitence, les anciens directeurs d'usines �tatiques r�apparaissent dans la peau de chefs d'entreprise gr�ce � leur capital culturel ou gr�ce � leurs relations dans les nouveaux milieux financiers, alors que les ex-commissaires politiques sont souvent revenus au pouvoir par la voie la plus d�mocratique sans que la population les mandate pour un retour � l'ancien syst�me. Ailleurs, le r�ve de changement ne se porte �galement pas mal. La domination am�ricaine s'est longtemps nourrie de la guerre froide avec l'URSS et de l'engagement indiscutable et souhait� de l'Oncle Sam � d�fendre l'Ouest et ses valeurs d�mocratiques. La chute du mur de Berlin a accru la volont� de l'Union europ�enne de se construire une identit� propre en mati�re de d�fense et de s�curit�. Elle n'en est toujours pas capable, mais l'adoption r�f�rendaire de la Constitution la rapproche de cette perspective � grand pas. Partout dans le monde, l'esp�rance d'une soci�t� o� toute in�galit� et tout conflit auraient disparu continue de faire vibrer bien des cœurs, � gauche comme ailleurs. Le danger totalitaire est d�sormais dans la "soci�t� de march�", une soci�t� o� politique et d�mocratie seraient, sinon consid�r�es comme inutiles, tout au moins instrumentalis�es au seul service d'un ordre �conomique lib�ral, pr�tendument rationnel. Le mot capitalisme est "un mot de combat", disait Fran�ois Perroux. Il a suscit� tellement de r�actions de rejet qu'il fallut lui substituer des synonymes moins r�pulsifs, comme �conomie de march�, �conomie de libre entreprise, �conomie de concurrence ou, m�me, tenez-vous bien, catallaxie – une expression mise au point par Friedrich Hayek pour d�signer, pompeusement, "l'ordre engendr� par l'ajustement mutuel de nombreuses �conomies individuelles sur un march�". C'est un ordre que les hommes n'ont pas vraiment voulu, mais qui s'est impos� � eux, tout comme la s�lection naturelle ne retient que les caract�ristiques les plus adapt�es. Mort il y a quelque ann�es, Hayek m�ritait moins bien que d'autres le prix Nobel d'�conomie. Il r�futait les th�ses des intellectualistes qui pr�tendent soumettre le monde � la raison et am�liorer l'ordre naturel des choses par l'action consciente de l'homme. Dans ce qui fait son œuvre testamentaire, La pr�somption fatale - Les erreurs du socialisme, il plaide ouvertement pour la c�l�bre s�lection naturelle darwinienne des esp�ces. Hayek situe la sup�riorit� du capitalisme dans cette organisation issue de milliards d'actes individuels, au terme desquels les choix les plus performants se sont impos�s. Les initiatives individuelles sont toujours plus f�condes que l'action collective parce qu'elles permettent � la s�lection naturelle d'agir. Faire autrement, c'est r�duire le champ des possibles et, au bout du compte, appauvrir l'humanit� : " Un ordre dans lequel chacun traiterait son voisin comme lui-m�me serait un ordre o� comparativement peu d'hommes pourraient �tre f�conds et se multiplier." Le propos a le m�rite d'�tre direct. Il y a d'autres raisons d'esp�rer voir �le r�ve red�marrer�. Au-del� des consid�rations id�ologiques, voire th�ologiques, la r�surgence arrogante du capitalisme fait suite � une longue maturation intellectuelle comportant deux moments forts. Le premier nous est d�crit par Luc Boltanski et Eve Chiapello dans Le nouvel esprit du capitalisme. Ce �nouvel esprit� �mane des travaux de la premi�re moiti� des ann�es 60 et 90 sur le management et destin�s pour l'essentiel � l'encadrement. Dans les ann�es 60, les th�mes dominants �taient ceux de la s�curit� des carri�res, de l'exaltation du progr�s, de la direction par objectifs, ne remettant pas en cause la hi�rarchie, mais cherchant � fonder cette derni�re sur le m�rite. Trente ans plus tard, l'organisation en r�seau, plus flexible et moins hi�rarchique, devient plus sympathique et plus efficace. Pourquoi d�finir l'esprit du capitalisme par ces discours de management, plut�t qu'en se r�f�rant � l'id�ologie du lib�ralisme �conomique ? Parce que, soutiennent Boltanski et Chiapello, le discours �conomique lib�ral ne fournit pas, du fait de son caract�re trop g�n�ral, des arguments suffisants "pour engager des personnes ordinaires dans les circonstances concr�tes de la vie au travail." Il faut alors lui privil�gier les justifications qui vont � la rencontre de "l'exp�rience morale de la vie quotidienne" et ne pas se contenter de celles qui "ressassent, de haut, le dogme lib�ral". Le second moment fort, paradoxalement moins marquant, dans la qu�te de domination du capitalisme met directement en avant le dogme du n�olib�ralisme destin� � justifier les bienfaits de l'extension de la concurrence marchande, en particulier dans des secteurs qui lui sont encore ferm�s : les services publics, l'�ducation, la sant�, la protection sociale. C'est cette id�ologie qui domine dans des institutions internationales puissantes, comme l'OMC ou l'OCDE. Cette utopie d'un march� totalement ind�pendant du politique et de la culture est �galement au centre des ajustements structurels impos�s par le FMI. On voit bien comment la volont� th�orique de parvenir � justifier le bon fonctionnement du march� est li�e au caract�re utopique de ce march�. Ce consensus n�olib�ral a-t-il alors v�ritablement un avenir ? Tout indique que non. Le tout-march� n'a d'autre alternative qu'un totalitarisme soft, sur le mod�le de la soci�t� am�ricaine, avec une pr��minence du couple individualisme-r�pression. On le voit bien Irak. Comme le socialisme � venir ne peut que s'inscrire dans le march� et non reposer sur un accroissement des pouvoirs de l'�tat, comment alors marier l'eau et le feu, le march� et le socialisme ? A. B.
P.S.
En juin prochain, Mohamed Benchicou aura pass� une ann�e derri�re les barreaux. Nous rejoignons RSF pour faire de sa date d'incarc�ration une journ�e consacr�e � la libert� de la presse et Ma�mar Farah pour d�plorer le silence coupable et souvent int�ress� des confr�res pour son maintien en d�tention. Les grandes souffrances ne sont pas donn�es au premier venu. Et Mohamed n'est pas le premier venu.


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