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C'est ma vie
Le pont du condamné (1re partie)
Publié dans Le Soir d'Algérie le 27 - 05 - 2017


Par Chelli Noureddine, professeur en retraite
Ali croupissait dans une des geôles misérables de la prison de Lambèse. Il fut condamné, dans les années 1910, à trente ans de travaux forcés pour avoir assassiné son cousin à la suite d'une querelle entre sa famille et celle de son oncle Brahim
L'origine de cette querelle : un lopin de terre adjacent à la propriété de son père, Messaoud. Ali était un garçon gentil, d'une famille qui habitait au Zgag Nouasser ; son père, Messaoud, fellah aguerri aux travaux de la terre et de son jardin situé à Gamoumène, se levait tous les matins à l'aube, après la prière du fajr. Il sellait son âne tandis que sa seconde femme, Zineb, lui préparait la galette et quelques dattes dans sa musette puis il partait pour son travail accompagné de son fils aîné, Ali, et ne revenait que le soir.
Le jardin de Messaoud se trouvait non loin de Oued El-Haï, à quelques mètres d'une route nationale. Cette propriété, il l'a acquise de son père Ahmed qui l'avait jalousement entretenue de son vivant. Il avait planté une trentaine de palmiers dattiers (plusieurs variétés) et une vingtaine d'arbres fruitiers (abricotiers, grenadiers, pêchers, néfliers, etc.). Messaoud cultivait aussi quelques plates-bandes de fèves, de radis et d'autres légumes qui nourrissaient sa famille. Ce jardin est irrigué grâce à la seguia et Messaoud attendait son tour d'arrosage de quatre heures, suivant des règles établies par la djemaâ. Il y avait toujours du travail dans le jardin et Messaoud ainsi que son fils ne chômaient jamais tout au long de l'année.
Le fellah entretenait ses palmiers, soignant les régimes, les cueillant et les transportant jusqu'à sa maison ; son fils trottant derrière l'âne et ramassant les dattes qui tombaient parfois. La bête lourdement chargée, peinant à travers les chemins tortueux et la longue route de Gamoumène au Graguer, subissait les coups de bâton que lui assénait son maître. Il veillait à approvisionner les réservoirs d'eau (haoudh) en période de sécheresse, nettoyait les plates-bandes des mauvaises herbes, coupait les branches mortes, cueillait les fruits et les légumes qui serviront de repas pour sa famille composée de plus de vingt personnes : ses deux femmes, sa vieille mère, ses quinze enfants et petits-enfants, son frère cadet, son épouse et leurs trois enfants. Il habitait dans une grande maison construite par son père et qu'il avait agrandie : elle se composait de six chambres indépendantes, une cuisine, des toilettes en plein air, un nsif (magasin), une grande cour, et au premier étage le âli ou tabga pour emmagasiner la récolte de dattes, d'ail et d'oignons, de beurre, de fruits séchés et autres provisions. PPrès de la maison se trouvait un enclos où on installait la dizaine de chèvres et chevreaux ainsi que l'âne.
Messaoud n'est jamais allé à l'école française car cette école primaire a ouvert ses portes il y a quelques années seulement au Village Blanc : elle comprenait quatre classes et au-dessus était construit l'appartement du directeur, un Breton, M. Labourache, qui avait participé à la guerre de 1870 contre la Prusse.
Cependant, Messaoud était formé aux rudiments des travaux de la terre et du jardinage et avait appris quelques sourates du Coran à l'école coranique de son quartier et faisait la prière tous les jours. Son vœu c'était d'aller en pèlerinage à La Mecque comme son voisin El-Hadj Athmane, mais ses moyens ne le lui permettaient pas et le trajet était long, coûteux par bateau et fatigant à pied puisqu'il fallait traverser plusieurs pays. Il voulait que son fils Ali aille étudier dans cette école pour apprendre la langue du roumi ainsi que le calcul et devenir un jour instituteur ou médecin comme eux.
Lorsque le garçon eut six ans, son père l'accompagna pour l'inscrire à l'école. L'enfant, vêtu d'une simple gandoura de laine et coiffé d'une chéchia rouge, se débattait et pleurnichait à l'entrée de l'établissement. Messaoud l'empoigna à bras-le-corps et le conduisit au bureau du directeur qui les accueillit. Après les formalités d'inscription, il l'emmena chez M. Pinol qui tenait la classe préparatoire.
Peu à peu, Ali s'habitua à aller à l'école avec ses camarades du quartier : il apprit à lire puis à écrire les lettres de l'alphabet, à manier le crayon, puis la plume. Ainsi, d'année en année, il arriva au cours moyen et comptait parmi les meilleurs élèves de sa classe. Hélas, le destin stoppa cette réussite et le rêve de Messaoud de voir son fils devenir un homme lettré, considéré par tous, ne se réalisera jamais. Son fils aîné le remplacera. Une chute du haut d'un palmier alors qu'il arrangeait les régimes de dattes le cloua à terre. Ce jour-là on le transporta à la maison avec plusieurs fractures, et quand le guérisseur du village arriva, il rendit l'âme. C'était une grande perte pour la famille. Tous les voisins s'occupèrent des préparatifs de l'enterrement.
Ali quitta l'école le lendemain de la mort de son frère pour aider ses frères dans les travaux. Maintenant qu'il est devenu un grand garçon au corps vigoureux malgré son âge. Il apprit à grimper aux palmiers, à labourer la terre, à conduire l'âne tout seul de la maison au jardin pour apporter des provisions à sa famille. Quand il eut atteint dix-huit ans, son père décida de le marier comme il a fait pour ses frères, il lui a choisi sa cousine Aïcha, une fille courageuse en pleine santé. Chaque matin elle transportait sur son dos une guerba (outre de chèvre) de la seguia jusqu'à la maison, elle tissait des burnous et cousait des gandouras de soie qui se vendaient bien à Constantine.
Mais le jeune homme était amoureux de Fatima, la fille du berger du village. Tous les soirs au crépuscule, quand son père revenait de la montagne avec le troupeau de chèvres, elle l'accueillait courant derrière les chevreaux qui gambadaient joyeusement ; son père cognait parfois à une porte d'une maison quelconque et retirait de sa gibecière un cabri tout chaud qui venait juste de naître. Il voyait en elle le portrait d'une femme arabe accomplie qui réunissait les éléments de perfection dont il avait entendu parler avec ses camarades : elle avait des yeux noirs comme ceux de la gazelle, une petite bouche, des dents comme des perles enchâssées dans du corail, les cheveux abondants noirs comme l'aile du corbeau et tombant en cascade sur son dos, la poitrine saillante, la taille souple, des mains et des pieds petits, l'odeur plus pénétrante que celle du jasmin, la tendresse peinte sur le visage, une voix agréable et ne riait ni ne parlait beaucoup, elle rougissait facilement, elle ressemblait à un drapeau quand elle était debout et à une gazelle quand elle était couchée.
Mais comme le veut la tradition, Ali dut se résigner à obéir à son père qui se faisait vieux, et se maria avec sa cousine Aïcha qui était laide, avait un corps volumineux, de grosses mains et ne souriait jamais. Quand elle marchait, la terre tremblait sous ses pieds !
Le mariage dura sept jours et huit nuits. Tahar, l'oncle d'Ali, accepta de donner en mariage sa fille Aïcha contre une modeste dot. Le jour des noces, la mariée, entourée d'un cortège (mahfel) de femmes marchant à pied chantant «Jebnaha oua jina», fut transportée à dos de mulet jusqu'à la maison de son beau-père.
Tard dans la soirée, après avoir veillé avec ses camarades qui le conseillèrent et l'instruisirent, Ali rejoignit la maison de son père. On le fit entrer dans une chambre sombre où il put à peine distinguer une ombre assise sur la sedda (lit fait de branches de palmier). Il s'approcha d'elle mais elle se recroquevilla. Il eut le pressentiment que quelqu'un écoutait à la porte qui donnait sur la cour : c'était en effet deux vieilles femmes qui tendaient l'oreille au moindre souffle et qui guettaient le moindre soupir. Ali fit sortir de sa gorge un cri qui fit sursauter la pauvre Aïcha mais qui fit fuir les deux mégères qui faisaient le guet. Quand le muezzin appela les fidèles à la prière, Ali, après cette nuit éprouvante, se glissa comme un voleur, sortit de la maison et disparut dans la nuit, laissant sa femme affalée et abasourdie. Peu après, il entendit des femmes pousser des you-you qui résonnèrent dans l'aube matinale de l'été.
Ali eut son second enfant quand son père mourut. C'était un garçon : il l'appela Messaoud.
Il continua l'œuvre de son père. Un jour qu'il travaillait sur la parcelle de terre de son père, son cousin Tahar s'approcha de lui et l'apostropha :
- Cette terre n'est pas à toi.
- Comment oses-tu parler ainsi ? C'est notre père qui la travaillait avant.
- Elle est à nous. Notre grand-père Salah nous l'avait laissée.
- C'est faux. Elle est notre terre.
- Je vais t'apprendre à respecter les autres.
Et sans attendre, Tahar se jeta sur Ali qui, croyant que son cousin plaisantait, ne riposta pas à cette furie. Mais ce dernier lui asséna un terrible coup de pied dans le ventre. Il sentit ses entrailles exploser et tomba au milieu des arbustes. Ali n'eut le temps de se relever qu'à sa force physique et il remarqua que Tahar fonçait sur lui à toute vitesse. Il s'arma d'une fourche qui était à sa portée en la brandissant devant son cousin pour lui faire peur. Mais le mauvais sort allait encore s'abattre sur Ali et en faire une victime. Tahar, au lieu d'arrêter sa course, bondit sur son cousin tel un tigre sur sa proie si bien qu'il atterrit sur le dangereux instrument qui le transperça de part en part. Tahar s'affala sur le sol au milieu d'une mare de sang. Ali, pris de peur, resta un long moment immobile à regarder cette scène inimaginable qu'il restera gravée à jamais dans sa mémoire. Puis, retrouvant ses esprits, se retourna derrière lui puis scruta les alentours : personne n'avait assisté à la scène. Fuir, c'était la seule idée qui lui passa par la tête. Il se mit à courir d'une course folle à travers les jardins provoquant l'étonnement chez leurs propriétaires et ce n'est que lorsqu'il traversa l'oued qu'il s'arrêta un moment pour souffler.
Le soleil commençait à décliner vers l'horizon. L'ombre s'installait dans le jardin où Ali était blotti contre un grand palmier entouré d'arbres fruitiers. Sa famille et les parents de Tahar devaient avoir découvert le cadavre de son cousin et averti les gendarmes qui, sûrement, étaient déjà à ses trousses. Il se leva et continua son chemin vers Dachra Dhahraouia puis en direction de Theniet Mimouna. Toute la nuit, il marcha ne rencontrant personne, parfois le cri d'un chacal brisait le silence angoissant de la pénombre, mais Ali connaissait bien ce chemin puisqu'il était passé plusieurs fois par là pour aller ramasser du bois mort de genévrier et le transporter à dos d'âne jusqu'à sa maison. Quand l'aube pointa, il était loin du village. Il chercha une grotte où il se reposa et, fourbu par la marche harassante de cette nuit, il ne put s'empêcher de dormir.


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