Lorsque les mordus du foot évoquent ce sport, les seuls noms qu'ils ont à la bouche sont Riyad Mahrez, Ronaldo, Messi, Zlatan et d'autres... Moi, le seul et unique amateur de cette discipline qui a marqué mon esprit à jamais c'est Moka. Moka n'a jamais joué dans une quelconque équipe. Ses coéquipiers sont les garçons de son quartier, et ses talents, il les démontrait dans la rue, sur le macadam ou des terrains improvisés, disséminés un peu partout à travers la ville. Cela se passait au début des années 60. En ces temps de disette, les prix des ballons étaient hors de portée. Les amateurs de ce jeu fabriquaient eux-mêmes, à l'aide de ficelle et de papier, une boule ronde qui leur servait de ballon. En guise de cage de gardien de but, il y avait juste deux grosses pierres, il ne fallait pas plaisanter sur la distance entre les bois. Elle devait être la même des deux côtés. Les deux capitaines vérifiaient scrupuleusement les écartements avant chaque début de partie. Il n'y avait pas, non plus, de tenue de sport. Beaucoup jouaient pieds nus, de crainte d'abîmer leurs chaussures et de recevoir une raclée une fois rentrés à la maison, avec des souliers en piteux état. Les écorchures aux genoux et ailleurs étaient soignées discrètement par la maman. C'était aussi pour éviter à leur progéniture le courroux et les corrections de papa. A cette époque, Moka avait juste 8 ans, mais il était déjà le meneur de jeu de ses camarades. Lorsque la petite sphère de journaux bien ficelée arrivait ou atterrissait devant ses pieds, il partait comme une fusée vers les deux pierres qui servaient de bois aux adversaires et, souvent, cela finissait par un but. Il entendait alors ses camarades pousser les fameux cris de joie : iliééé, iliééé... ! (il y est). A 14 ans, il a pu, enfin, jouer avec un vrai ballon. Les règles, les tenues et les lieux de confrontations footballistiques n'ont pas changé, sauf que notre Pelé local porte maintenant un pardessus sur les épaules. Qu'il fasse chaud ou froid, il ne le quitte jamais, y compris sur le terrain. Malgré cet accoutrement un peu hors du commun sur une aire de jeux, ses performances sont toujours aussi spectaculaires. Sa seule présence boostait ses coéquipiers qui se métamorphosaient en véritables guerriers, lancés à l'assaut des buts adverses et cela se soldait souvent par d'écrasantes victoires. La seule équipe qui arrivait vraiment à tenir tête au groupe de gladiateurs de Moka, c'est la bande de Abdeslam. Ce capitaine est presque aussi talentueux, déchaîné et avide de victoires sur les teams adverses. Les duels donnaient lieu à de mémorables spectacles. La hargne, l'envie de terrasser le rival était la seule chose qui comptait. Les jours d'affrontement entre Abdeslam et Moka, leurs coéquipiers ainsi que la galerie de spectateurs pariaient la même somme d'argent. Un malabar honnête et impartial, que personne n'ose défier, collectait l'argent et remettait en fin de partie la mise à l'équipe gagnante, ce qui ajoutait un peu de piment à ces joutes titanesques. On ne voyait plus que le pardessus de Moka flotter à tout vent, tantôt attaquant, tantôt défenseur, il était infatigable. Tel un feu follet, il dribblait, shootait, défendait, rien ne l'arrêtait. Abdeslam en faisait de même, il était aussi coriace que son antagoniste et, souvent, les scores se terminaient par un nul ; à chaque but de l'un, l'autre égalisait à la minute qui suit. L'argent des paris est restitué dans son intégralité aux parieurs frustrés. Ce qu'il y avait d'extraordinaire, c'est que dès la fin de la partie, les deux hommes se serraient la main. Malgré la rivalité qui les animait, ils avaient du respect l'un pour l'autre. Ces deux prodiges auraient pu connaître de prestigieux parcours et devenir des stars de renommée internationale, mais ce ne fut pas le cas, en ce qui concerne Abdeslam. C'est son père qui va mettre le holà aux rêves de son fils, lorsque les dirigeants d'un club local sont venus le solliciter afin qu'il signe un contrat d'engagement de l'adolescent. Sa réponse fut un non catégorique, il n'est pas question qu'il paraphe un tel document. Les études passent avant ce qu'il considère comme des jeux de cirque sans avenir. Les exploits de Moka aussi ne sont pas passés inaperçus, les deux plus prestigieux clubs de la ville voulurent le recruter. Il refusa des offres mirobolantes, il n'était pas question qu'il joue en short. Se déshabiller publiquement dans des vestiaires n'était pas admissible pour lui. Et pourtant, ses amis, en l'accompagnant à la plage, ont remarqué qu'il a des cuisses et des mollets tellement musclés que même un athlète de performance lui envierait. Ils n'ont jamais compris son refus de les montrer sur un terrain. Une énigme qui ne sera jamais élucidée. Impossible de le raisonner, pas question de jouer sans son pardessus sur le dos. A l'âge de 18 ans, Moka s'est inscrit au bureau de main-d'œuvre. Il eut une réponse favorable pour aller travailler en France. Il prit le bateau, et c'est ainsi que s'arrêta sa carrière de joueur émérite de football des terrains vagues et du macadam.