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C'est ma vie
Les années de travail de Moussa
Publié dans Le Soir d'Algérie le 22 - 07 - 2017

Avec mon sésame en poche, je me suis laissé exploiter par un patron à souder des brouettes sur son chantier pour un salaire de misère. Ce monsieur était réputé être l'un des hommes les plus riches de la ville, et il ne faut pas être très futé pour comprendre comment il a bâti sa colossale fortune. Il aimait asservir les travailleurs qu'il considérait comme des esclaves à son service.
Un jour, j'ai assisté en direct à l'un de ses sordides méfaits. De passage sur le chantier, cet homme hautain a surpris un ouvrier qui creusait un fossé s'arrêter de travailler durant pas plus de cinq minutes afin de reprendre des forces et respirer. Il l'a interpellé méchamment et ordonné au contre-maître de lui déduire une heure de sa paye de la journée. Je n'en croyais ni mes yeux ni mes oreilles.
L'implantation d'une usine de fabrication de grues à Béjaïa va mettre fin à cette honteuse exploitation, cette unité voulait recruter des personnes de mon profil pour un stage de dessinateur à Alger. J'ai déposé une candidature qui fut retenue pour un concours, il y avait plusieurs postulants et uniquement une quinzaine de postes à pourvoir.
J'ai réussi à décrocher une place pour cette formation de 18 mois qui s'est déroulée à Bordj El Bahri. Mes collègues de travail et moi avons donc pu entamer notre apprentissage très vite. Notre prof de dessin industriel, un Algérien qui maitrisait parfaitement sa profession, nous a transmis tout ce que nous devions connaître du dessin des éléments de charpentes métalliques, la réalisation des plans et leurs suivis dans les ateliers. Quant aux autres matières, géométrie dans l'espace, résistance des matériaux, physique et autres notions que nous devions obligatoirement acquérir avant d'intégrer le bureau d'études pour lequel nous étions destinés, c'est une autre paires de manches. Tous ces cours nous étaient prodigués par des professeurs russes qui ne parlaient pas un mot de notre langue ou de français, une traductrice qui baragouinait à peine dans la langue de Voltaire nous aidait à comprendre un peu. On saisissait un mot sur quatre de ce qu'elle disait et cela surtout quand il s'agissait de nous transmettre les formules compliquées de mathématiques que nous devions connaître sur le bout des doigts. En constatant nos airs ébahis, l'enseignant comprenait très bien que nous étions loin de saisir ses paroles, il passait plus de temps à expliquer le fond de sa pensée à la traductrice qu'à vraiment nous apprendre quelque chose. Il lui arrivait même de s'énerver contre la pauvre dame qui rougissait et se confondait en excuses. Nous étions souvent peinés pour elle.
Les barrières de la langue étaient tellement infranchissables entre nous et nos profs russes, que nous n'avons rien pu retenir durant toute notre formation, sauf quelques formules de politesse slaves. A la fin de notre stage, nous avons tous pu obtenir des diplômes sans grande valeur, puisqu'ils ne seront reconnus que par notre employeur.
De retour à Béjaïa, une bonne et une mauvaise surprise nous attendaient.
La bonne, le chef de service du bureau d'études et un cadre algérien d'une compétence indéniable sous ses ordres et je peux dire que nous avons appris beaucoup de choses avec lui. Ce génie en construction métallique, d'un simple petit coup d'œil, pouvait détecter une erreur sur nos plans, la bourde n'atterrissait presque jamais dans les ateliers. Cela nous évitait d'avoir des comptes à rendre au chef de fabrication.
La mauvaise c'est que, là aussi, les coopérants techniques étaient des Russes. Nous étions au début des années 70, le vent des libertés n'avait pas encore soufflé sur l'URSS, vivre sous un régime communiste n'était pas une sinécure : rationnement alimentaire, salaire insignifiant pour les simples citoyens. Tous les déplacements à l'étranger s'effectuaient sous la houlette d'un commissaire politique qui dictait où aller, quoi voir pour le groupe sous sa coupe, tout écart de conduite était sévèrement réprimandé et les têtes brûlées finissaient souvent au goulag.
Le fait d'être désigné pour travailler à l'étranger était un grand privilège. Les camarades dont nous avons hérité au sein de notre bureau d'études étaient donc venus nous transmettre leur savoir. L'interprète chargé de nous traduire les paroles de l'ingénieur principal n'était pas plus fortiche que la dame que nous avions eu durant notre formation
La mission du chef de groupe était de nous apprendre à réaliser les plans d'un prototype d'une nouvelle grue. Il a donc commencé à nous concocter une sorte de chakchouka mécano métallique à la sauce soviétique, il ne s'est pas trop cassé la tête vu que nos archives regorgaient de plans de diverses grues, françaises, allemandes, russes et autres.
Il a réuni sur son bureau les trois principales parties d'une grue qui sont :
La base, le mat et la flèche. Il s'est dit qu'en mélangeant les plans provenant de divers pays, il allait réaliser une merveille en terme d'engin de levage.
Il a décrété que la base devait être française, la colonne verticale (composée des mats) sera allemande, la longue armature horizontale (la flèche où coulisse le chariot) sera russe.
Notre chef de service était septique quant à la réalisation d'un engin solide avec ce grotesque mélange de plans, il était curieux de voir à quoi devait ressembler au final cet appareil de levage. Tout le monde s'est retroussé les manches pour la concrétisation du projet, bureau études, fabrication, commercial... Après plus de 4 mois de travaux acharnés et sans relâche, les différents composants de la grue sont envoyés à l'atelier d'assemblage.
Prudent, notre chef de service désigna le lieu très éloigné de tout édifice pour le . Dressée à la verticale, la structure paraissait peu stable. Les seuls à se réjouir du résultat étaient bien sûr les concepteurs russes.
A croire qu'ils voulaient nous convaincre de leurs savoir-faire, alors que la bizarrerie métallique que nous avions sous les yeux nous confirmait le contraire. Nous commencions donc, à juste raison, à avoir des doutes sur les compétences de nos coopérants. Etaient-ils de vrais ingénieurs comme ils le prétendaient ? Ou de simples petits techniciens ? Mes années collège m'ont appris à être méfiant. Ne nous a-t-on pas déjà refilé des maçons, des cordonniers et même des bouchers en guise de profs d'arabe afin de nous arabiser le plus rapidement possible ?
Nos soupçons vont être justifiés par l'effondrement de la soi-disant grue la nuit même de sa mise en place, une insignifiante petite bourrasque l'a terrassée. Heureusement qu'il n'y avait personne ni aucune construction aux alentours.


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