Aujourd'hui âgé de 67 ans, en retraite, je garde un souvenir impérissable des trois années que j'ai passées au sein du collège technique de Béjaïa pour l'obtention de mon CAP. En 1967, j'avais 17 ans. Après avoir obtenu mon certificat d'études, j'ai été orienté au Cnet (collège national d'éducation technique). Là, suivant les notes obtenues durant mes années au primaire, chaque nouveau collégien est affecté à un métier différent. Les plus calés sont orientés vers la filière mécanique générale ou l'électricité, les moyens vers la construction métallique et les autres vers la menuiserie ou la maçonnerie. Moi, je faisais partie de ceux du groupe central, ni trop fort ni trop faible, donc bon pour souder, plier, forger, torsader et autres activités dans le domaine de la transformation des matériaux métallurgiques. La formation pratique était assurée par un professeur algérien du nom de Mouhoubi, un enseignant digne de ce nom, il était frêle, mais il compensait cela par une force extraordinaire et un moral d'acier. Avec lui les plaisanteries les plus courtes sont les meilleures. Avant de passer aux postes à souder, à l'arc, aux plieuses, cintreuses, presses, il voulait d'abord que l'on apprenne à forger le fer comme le faisaient les forgerons que l'on voyait dans les vieux films westerns. Chacun de nous possédait une enclume, un gros marteau, un foyer pour porter le fer à une température où il devient malléable, et avec tout cet attirail, il fallait reproduire des modèles réalisés par d'anciens forgerons. On tapait comme des forcenés sur des barres rougeâtres jusqu'à l'obtention de ce que notre mentor souhaitait. C'est avec lui que nous avons tout appris. On pouvait, dès la deuxième année, fabriquer des portes en fer forgé, de très jolis porte-manteaux, des cadres de fenêtres, des tables, des chaises, en utilisant des profilés métalliques. Presque toutes les personnes formées par cet enseignent aux compétences sans limites sont devenues des cadres au sein de plusieurs sociétés nationales. En théorie, nous avions le prof de dessin, un français du nom de Bourgeois, il avait un visage aux traits durs. De nature réservée, il ne se prêtait à aucune effusion. Il ne sympathisait avec personne et avait constamment sa tête des mauvais jours. Pour obtenir la moyenne, il fallait bosser dur. Il trouvait toujours des petites imperfections, il avait la main lésineuse sur les notes, il était d'une rigueur inimaginable. En dix ans passés au collège, la meilleure note qu'il a donnée était un 14. Très respectueux, il n'a jamais blessé un élève. Il remettait la planche de dessin corrigée sans piper mot. La punition et les remarques étaient comprises dans la note. On planchait des heures interminables sur nos exercices de dessin afin de réaliser un travail impeccable, mais il trouvait toujours la faille qui nous a échappés malgré nos efforts. Lorsque nous étions au collège, nous ne l'aimions pas beaucoup, mais plus tard, nous avons tous reconnu en lui un maître hors pair. Il nous a transmis à jamais la détermination à toujours essayer de nous perfectionner. Et le professeur de maths, parlons-en ! C'était Monsieur Pierre. De petite taille, chauve sur le devant du crâne, sa tête ressemblait à une boule de billard. A chaque fois qu'il entre dans une classe, il commençait toujours ses cours en lançant le même refrain : «Sortez-vos cahiers, nouvelle page, la date...» Il n'a jamais changé de formule d'introduction ; lorsqu'il la lançait, tout le monde avait le sourire aux lèvres pendant toute la durée de sa leçon. Il s'adressait toujours à ceux qui avaient de grandes difficultés à comprendre les formules mathématiques. Il répétait en boucle ses explications avec une patience et une persévérance remarquables. Il réussissait avant la fin du cours à les ramener au même niveau de compréhension que les plus calés de la classe. Celui qui nous enseignait la langue française, c'était Samin. Du haut de ses 1,90 m, il avait un corps de catcheur, de longues et énormes mains qui peuvent vous arracher la tête juste en vous giflant. Heureusement pour nous, il n'était pas violent. Avec lui, c'était récréation après récréation. Rieur et blagueur, il mettait tout le monde à l'aise, il lui arrivait de taquiner ceux qui ont de mauvaises notes mais sans aucune méchanceté : «Omar, notre futur Victor Hugo, a décroché aujourd'hui la faramineuse note de 2 sur 20. Chapeau et encouragement ! Il nous a gratifiés uniquement de 67 fautes d'orthographe dans le texte de sa rédaction, son ancien record est de 131 fautes.» Tout le monde s'esclaffait, y compris Omar. Afin de nous motiver, il nous disait aussi : «Je sais que vous n'êtes pas des littéraires, mais vous aurez à rédiger des rapports, des comptes rendus, des demandes d'emploi, donc essayez de faire des efforts.» Trois ans plus tard, il a réussi la prouesse de nous inculquer la langue de Voltaire tout en ne se prenant jamais au sérieux et en continuant à nous raconter des blagues et à nous taquiner. Même Omar, le plus récalcitrant, ne faisait plus que deux ou trois petites fautes d'orthographe. Je ne peux énumérer dans ce récit tous les autres enseignants comme M. Lacoste qui nous enseignait les physique et chimie, notre prof de sport, M. Benamour... Ils étaient aussi émérites les uns les autres. J'ai appris beaucoup de choses avec eux et je ne cesserai jamais de les remercier pour le savoir qu'ils nous ont transmis. Enfin le seul point noir dans mes souvenirs, c'est notre maître d'arabe. Un homme venu du Moyen-Orient, du nom de Tafèche. Tous les collégiens le détestaient et le craignaient comme la peste. Il faisait partie de la vague d'«importation» massive d'instituteurs venus nous enseigner l'arabe au plus vite, la politique de l'époque c'était l'arabisation tous azimuts. La majorité d'entre eux étaient des cordonniers, des maçons et peut-être même des bouchers ! Avec lui pas de pédagogie, il nous traitait de paysans. C'était un homme colérique, il ressemblait plus à un adjudant-chef militaire qu'à un enseignant. Il vociférait et tapait sur tout ce qui bouge. H'mar, un mot qu'il emploie pour nous humilier à la moindre petite mauvaise prononciation et en nous tapant dessus à longueur de journée. Il a traumatisé des centaines d'étudiants qui ne demandaient qu'à apprendre notre merveilleuse langue. Ce que ne savait pas cet hurluberlu, et on a beau essayé le lui expliquer, c'est que personne avant lui ne nous a enseigné l'arabe. Il ne devait donc pas brûler les étapes, il fallait d'abord nous apprendre l'alphabet, puis les mots avant de passer aux phrases, les conjugaisons et les rédactions. Il ne l'entendait pas de cette oreille ; têtu, il ne voulait rien savoir. «Honte à vous ! Vous êtes des Arabes !» s'exclamait-il. «Je vais l'inculquer dans vos caboches d'une manière ou d'une autre. Le français c'est fini, c'est la langue de la colonisation et de l'impérialisme !» Il y avait quatre ou cinq collégiens parmi nous qui avaient déjà fréquenté des madersas en plus du cycle primaire, ils maîtrisaient très bien l'arabe, c'était ses chouchous. Il ne s'adressait qu'à eux, nous autres étions des cancres qu'il fallait dresser au plus vite. Je me rappelle cette anecdote : un jour, il voulait que chaque élève trouve un verbe en arabe et construise une belle phrase, ses champions ont vite fait de lui faire de belles tirades. Arrive mon tour, en réfléchissant vite et en faisant une traduction approximative du kabyle de la phrase «les enfants dansent», j'ai dit : «El wachoule yachetahou.» Il m'a d'abord corrigé ma phrase en disant «el attefal yarkoussou» avant de me remettre à l'ordre avec sa règle en fer, j'ai eu les doigts endoloris durant plusieurs heures. Il nous terrorisait, se rendre à son cours c'était un supplice. Les moins courageux préféraient s'absenter que d'affronter la vindicte de notre bourreau. Nous avons même essayé de boycotter ses cours, sans succès. Le directeur le soutenait par obligation et nécessité, les enseignants d'arabe étaient une denrée rare en ces temps-là. Et pour notre malheur, on nous a avertis que l'arabe était une épreuve qui comptait à l'examen du CAP et la note 0 était éliminatoire. Plusieurs d'entre nous n'ont pas pu décrocher leur diplôme à cause justement de cette fameuse note éliminatoire. Ce qui m'a sauvé, c'est que j'ai eu la présence d'esprit de recopier sans les comprendre tous les textes et les questions. Le prof qui a corrigé ma copie a dû me donner un ou deux points pour cet effort, j'ai donc pu avoir mon CAP.